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« Souviens-toi que tu es le troisième successeur de Frédéric II, que Berlin n’est pas la nouvelle Jérusalem et que ce monde n’est pas une féerie. » C’est ainsi qu’il a passé son temps à faire des rêves, à les défaire et à les regretter.

Il ne se contentait pas d’être fort lettré, fort instruit dans l’histoire des arts, un savant dilettante dans tous les genres ; il se piquait aussi d’avoir approfondi les mystères de la théologie et de l’histoire ecclésiastique. L’église protestante ne répondait point à son idéal ; il prétendait que Luther avait fait sortir la vérité de son puits, mais qu’il n’avait pas su l’habiller. Encore n’était-ce pas là son dernier mot. Il soutenait avec quelque raison que les réformateurs, en prétendant remonter aux origines, revenir au primitif, s’étaient trompés sur la véritable église apostolique, qu’ils avaient pris pour une cabane un palais commencé, que cette église contenait en germe la plupart des institutions catholiques, la hiérarchie, les ordres religieux, les règles et l’esprit des couvens. Il rêvait de réformer l’église des réformateurs, d’y introduire un diaconat savamment organisé, et il désirait que tout candidat aux fonctions pastorales fût astreint à l’obligation de passer quelque temps dans le service des hôpitaux, des malades, des pauvres ou de quelque ordre enseignant. « Sans diacres, disait-il, l’église est une manchote ; sans l’épiscopat, elle est une orpheline. » Il aurait voulu instituer des évêques et, par une générosité peu commune, se dépouiller à leur profit de son pouvoir épiscopal, se réduire au rôle de protecteur, d’avoué, de juge de paix de l’église. Ses hasardeux projets mécontentaient tout le monde autour de lui. Les libres penseurs, qui abondaient dans sa capitale, se raillaient de son pieux romantisme, les croyans l’accusaient de coqueter avec Rome. Plus d’une fois, le bruit courut qu’il allait se convertir. Il protestait, il s’indignait. Pouvait-il oublier que la réforme avait fait la grandeur de la Prusse ? S’il eût franchi le fossé, l’ombre du grand Frédéric serait sortie de son tombeau pour lui reprocher son pas de clerc ou sa trahison.

Les desseins qu’il avait conçus pour la réorganisation de son royaume étaient aussi compliqués que sa politique ecclésiastique. Le régime représentatif lui inspirait une sainte horreur ; mais il pensait qu’un roi par la grâce de Dieu doit être un bon père de famille, et un bon père éprouve le besoin de s’expliquer quelquefois avec ses enfans, de connaître leurs désirs et d’en tenir compte. Il disait aussi que l’union d’un souverain et de son peuple doit ressembler à un vrai mariage chrétien. Le souverain est le mari, c’est lui qui veut et qui décide, mais un mari chrétien a toujours des égards, des prévenances pour sa femme. Comme les formules ne lui coûtaient rien, il disait encore qu’il voulait être un roi libre, régnant sur un peuple libre. Un roi ne peut être libre qu’à la condition de ne répondre de ses actions qu’à Dieu, de choisir à son