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Au demeurant, il croyait avec Montesquieu, qu’il admirait infiniment, que dans l’histoire des sociétés tout s’explique par la nature et la relation des choses, par les circonstances, par les milieux, par le génie national, comme aussi par l’habileté des hommes d’état et surtout par la fortune.

Frédéric-Guillaume IV goûtait peu ce style. Ce romantique n’aimait que les- romantiques, et les fanatismes contraires au sien lui déplaisaient moins que le bon sens des opinions moyennes. Aussi n’éprouvait-il pour Ranke qu’une vive estime, accompagnée d’une incertaine sympathie. Il relisait souvent Candide ; il déclara un jour à un poète, qui nous l’a redit, « que ce livre prodigieux était le chef-d’œuvre de la littérature française et l’apocalypse du démon. » En revanche, Montesquieu lui semblait insipide, et il rangeait tous les esprits posés, tous les modérés, parmi ces tièdes que vomit la bouche du Seigneur. Il n’aimait pas le gris ; il voyait rouge, et il voulait que tout le monde vit rouge comme lui : c’était la couleur de la vérité, ce qui ne l’empêchait pas d’être fort indulgent pour le scepticisme narquois d’Alexandre de Humboldt. Ce grand savant l’instruisait quelquefois, et plus souvent amusait ses chagrins par des médisances ou par des contes salés.

Quoique Ranke ne fût pas précisément son homme, Frédéric-Guillaume IV, qui causait volontiers et abondamment de ses affaires, lui demanda à plusieurs reprises des avis, des conseils, par l’entremise de son aide-de-camp le baron Edwin de Manteuffel. M. Dove vient de publier, pour la première fois, comme appendice à la Correspondance avec Bunsen ; ces consultations écrites du grand historien, les réponses qu’il fît aux questions de son roi dans de graves occurrences. Assurément elles méritaient d’être connues : devançant les temps, Ranke y esquissait le plan d’une politique hardie qui depuis, sous un autre règne, a été pratiquée avec bonheur, et on ne s’étonnera pas qu’au lendemain de sa mort, le 27 mai 1886, ses fils aient reçu du prince de Bismarck un témoignage éclatant de sympathie, l’assurance « que le chancelier s’était toujours senti intimement uni à leur père par une étroite communauté de sentimens et de pensées. »

Vers la fin du mois d’octobre 1848, au moment où Frédéric-Guillaume IV, ayant recouvré sa royale liberté, se disposait à transférer son assemblée nationale de Berlin à Brandebourg, puis à la dissoudre, il fit demander à Ranke s’il avait quelque conseil à lui donner. Ranke approuva son projet d’octroyer une charte : « Le constitutionnalisme, disait-il, doit être envisagé sans haine et sans amour, comme une forme de gouvernement qu’affectionnent les hommes de ce siècle ; il importe seulement que la constitution soit telle qu’elle vous permette d’exister. » Il représentait vivement à son souverain les dangers du suffrage universel, et lui recommandait le socialisme