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Robinson n’aborda la reine qu’en tremblant. Si nos lecteurs n’ont point oublié le nom et le caractère de ce brave diplomate, ils doivent se rappeler aussi quels étaient son pieux dévoûment, son admiration même un peu naïve pour la princesse, dont la beauté et le génie avaient toujours exercé sur lui un véritable charme. C’était bien lui dont les instances l’avaient décidée, trois ans auparavant, à mettre sa signature au bas de ce même traité qui avait si peu duré et qu’on le chargeait de faire revivre. Mais qu’il en avait coûté de discussions orageuses entrecoupées de larmes et d’éclats de passion ! Le souvenir même l’en faisait frémir. De quel air venir refaire à la reine aujourd’hui la même demande quand l’événement avait si bien justifié sa résistance ? A quelles scènes ne fallait-il pas s’attendre ? Que lui répondre quand elle démontrerait sans peine que ce malencontreux traité, violé presque aussitôt que conclu, n’avait servi qu’à laisser Frédéric reprendre haleine, rassembler ses forces afin de fondre de nouveau sur elle, et se préparer en silence un poste avancé d’où il avait pu commodément, à son heure, envahir la Bohême ? Quelle duperie donc de signer des conventions avec un homme sans foi, qui n’attendait pas même, pour les déchirer, que l’encre fût séchée ! Robinson augurait d’autant plus tristement du débat qu’on le chargeait de soutenir, qu’il apercevait moins que jamais, chez la reine, de tendance à une disposition conciliante ; chez cette âme intraitable, nul indice d’ébranlement. Si la défaite de son armée en Silésie l’avait peu troublée, les fâcheuses nouvelles de Flandre la laissaient plus froide encore. Elle avait même montré si peu d’émotion de la prise de Gand que personne (écrivait Robinson lui-même) n’avait osé lui en parler et lui demander ce qu’il y avait à faire (what is to be done ? ). Surpris, choqué même un peu de tant d’indifférence, l’Anglais en venait parfois à se demander si des deux ennemis qu’elle avait à combattre, le plus voisin n’était pas, au fond de l’âme, celui qu’elle détestait le plus, et si, forcée de choisir, elle n’aimerait pas mieux laisser faire Louis XV en Flandre pour rester plus libre d’écraser Frédéric en Allemagne. Le soupçon, on le verra, n’était pas sans fondement, et la question valait la peine d’être posée[1].

Quoi qu’il en soit, rassemblant son courage, Robinson arriva à l’audience royale avec un discours en règle, divisé en plusieurs points. Il entra en matière par quelques chiffres dont la précision, la brutalité même, étaient à ses yeux le meilleur des argumens : 1,168,753 livres sont sorties, lui dit-il, de l’Angleterre en une seule année, uniquement en subsides de guerre, sans compter les trois

  1. Robinson à Harrington, 28-31 juillet 1745. (Correspondance de Vienne. — Record office.)