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permis de faire parler ses alliés sans leur aveu et contre leur sentiment, Frédéric, de son côté, oubliait entièrement de parler des siens. C’était la troisième fois, de compte fait, que, parti en guerre avec la France, il la laissait à moitié route sans la prévenir ; mais il faut lui rendre, cette fois, la justice que, s’il n’y mit pas plus de façon que dans les occasions précédentes, il y apporta cependant moins de mystère. Il usa même de si peu de ménagemens pour dissimuler sa défection, que ceux-là seuls purent s’y méprendre qui fermaient à dessein leurs yeux et leurs oreilles pour ne pas voir et ne pas entendre.

En réalité, que son dessein fût dès longtemps arrêté de faire, dès que l’occasion s’en trouverait, sa paix pour son compte et à son profit sans le concours de son allié, c’est (je l’ai déjà dit) ce dont nul observateur un peu perspicace ne doutait en Europe ; c’était un secret de comédie dont tous les spectateurs avisés avaient la confidence. Mais, à partir du jour où le dernier Français eut mis le pied de l’autre côté du Rhin, loin de faire le moindre effort pour cacher son jeu. Frédéric parut tenir, au contraire, à ne plus sauver même les apparences. Rien qu’à l’entendre se plaindre tout haut et à tout venant de l’abandon où le laissait la France, il était clair qu’il se mettait en devoir d’user de représailles et voulait qu’on en fût averti. Personne ne pouvait se faire moins d’illusion à cet égard que l’envoyé de France, Valori, qui, sans cesse à ses côtés, avait appris par une expérience de longue date à lire ses sentimens sur son visage, et mesurait les changemens de son humeur comme on suit les variations de la température, par la différence de traitemens dont lui-même était l’objet. Aussi, quand le pauvre ambassadeur vit tout d’un coup succéder à des reproches, dont la vivacité familière n’était pas exempte d’une certaine bonhomie, une hauteur froide et une rudesse affectée qui le tenaient à distance, il comprit que le pas décisif était franchi et que tout était dit. Ces indices, qui n’avaient rien de nouveau pour lui, révélaient une résolution arrêtée sur laquelle le prince ne voulait pas être interrogé, ni, quand le moment de parler serait venu, admettre aucune représentation. Impossible, d’ailleurs, de l’aborder et d’obtenir un instant d’audience et d’attention, même sur les points où Valori avait le plus de droit de se faire entendre.

Ainsi, Valori étant venu réclamer le concours de la chancellerie prussienne pour obtenir la restitution d’un navire français armé en course et indûment arrêté dans les eaux de la Russie, le roi s’y refusa absolument, sans le laisser aller jusqu’au bout de sa demande : — « Voulez-vous, dit-il, que je me brouille avec la Russie pour vos pirates ? D’ailleurs, l’entier abandon que le roi de France fait de mes intérêts m’autorise assez à abandonner les siens. » —