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leur opiniâtreté dans la révolte ne mérite pas une semblable grâce ; mais en m’intéressant pour eux auprès du roi leur maître, je ne rappellerai point les troupes que je lui ai laissées pour les ramener dans le devoir ; et véritablement ce serait une chose singulière que l’archiduc, dans l’état où sont ses affaires, fit voir plus de fermeté à soutenir des rebelles que je n’en témoignerais à soutenir le roi mon petit-fils, et que, sous le prétexte de satisfaire aux devoirs de son honneur et de sa conscience, il parvint à me faire abandonner ce que l’honneur et la tendresse paternelle semblent exiger de ma part[1].


Villars ne crut mieux faire que de lire au prince Eugène la dépêche même du roi ; elle ne le surprit pas : il s’attendait à son contenu et avait même, avec l’assentiment de l’empereur, préparé une rédaction atténuée qu’il substitua immédiatement au texte rejeté par Louis XIV. D’après cette rédaction nouvelle, le roi aurait pu maintenir ses troupes devant Barcelone, mais l’empereur aurait été libre de secourir la ville assiégée, sans pour cela rompre la paix établie entre le roi et lui. En recevant cette bizarre proposition, Villars ne dissimula pas à Eugène qu’elle avait peu de chances d’être agréée à Versailles[2] ; néanmoins, il ne refusa pas de la transmettre par un courrier spécial, et, qui plus est, il la recommanda chaleureusement à l’acceptation du roi. Théoriquement, il avait raison ; sous sa forme insolite, la rédaction d’Eugène couvrait une retraite entière. Sans marine, privée de l’assistance des puissances maritimes, l’Autriche n’avait aucun moyen de faire entrer un seul homme dans Barcelone bloquée par les flottes espagnole et française, tandis que la France pouvait librement, par terre et par mer, envoyer des renforts aux assiégeans[3]. Néanmoins, une pareille clause ne pouvait sérieusement être insérée dans un traité solennel ; et s’il croyait ne pouvoir refuser de la transmettre, Villars aurait pu tout au moins s’épargner le ridicule de phrases comme celles-ci, adressées à Torcy le 21 janvier :

  1. Le roi à Villars, 15 janvier 1714.
  2. Eugène à l’empereur, 19 janvier 1714.
  3. Eugène lui-même ne dissimulait pas le véritable caractère de sa proposition : « Il m’expliquait encore dans ce moment, écrit Villars au roi, le 21 janvier, qu’il n’était pas au pouvoir de l’archiduc de donner la moindre inquiétude à l’Espagne, qu’il ne leur restait pas grande espérance de l’attaquer jamais par la France, que c’était cependant l’unique chemin par lequel ils pouvaient y arriver, celui de la mer ne leur étant pas bien praticable… Il est aisé de voir que ce prince (l’archiduc) ne songe plus qu’a mettre sa conscience et son honneur à couvert du reproche d’avoir abandonné les Catalans, sons pouvoir se flatter que de tels secours puissent les soutenir longtemps… Je crois que Votre Majesté n’en peut désirer davantage. »