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I

Elle est célèbre et très peu lue. La foule des demi-lettrés sait très bien que c’est un personnage considérable dans l’histoire de la pensée française, et ne sait point du tout ce qu’elle a pensé. Elle est comme une date. On ne dit guère, sauf dans les discussions purement littéraires : « C’est le temps de Chateaubriand ; » on dit très bien : « Voilà qui est du temps de Mme de Staël. » Une certaine tournure d’esprit, qui n’est ni moderne ni purement du XVIIIe siècle, qui est de transition et de nuance, pour la plupart indistincte, est comme définie vaguement par ce nom plus que par tout autre. À le prendre en gros, ce n’est point si mal jugé. Mme de Staël est bien la pensée d’une époque. Elle n’est point un de ces grands génies qui donnent comme un coup de barre à l’esprit public et coudent la ligne du sillage. Elle vit son temps, d’une vie plus forte, et supérieure. Une génération pense en elle, en elle souffre, s’étonne, s’inquiète et espère. L’histoire des idées de 1780 à 1817 est dans ses œuvres. Elle n’a point ou a peu devancé. Elle n’a pas, comme d’autres plus grands, rêvé d’avance, et mieux, le rêve des générations qui les devaient suivre. Mais elle a été la pleine et lumineuse conscience intellectuelle des hommes de son temps, embrassant et échauffant en elle l’âme de son époque, et ne laissant en dehors que ce qui ne pensait point. Le secret est là, très simple, des succès sans pareils et sans analogues qu’elle a remportés durant sa vie, du déclin aussi et du demi-effacement, de l’assourdissement plutôt de sa gloire, depuis l’heure de sa mort. Ce n’est qu’une raison de plus de ressaisir, s’il se peut, en elle, la complexion d’esprit des quelques milliers d’êtres intelligens qui ont passé sur la terre vers 1800, laissant ses œuvres comme monument de leur existence.

Elle avait quinze ans en 1780, et était à peu près aussi célèbre qu’aujourd’hui. Jamais enfance ne fut moins solitaire, moins instinctive et intérieure, moins propre à former un artiste, et, en effet, elle ne le fut point. Elle vivait déjà de lecture et de parole, c’est-à-dire de pensée. Elle lisait Rousseau, faisait des extraits et des commentaires de Montesquieu, et discutait avec Thomas, Marmontel, Grimm, Raynal. Il n’était point d’heure du jour où elle ne fut en contact avec une idée. Le tempérament était fort, l’esprit robuste, l’humeur gaie : elle résista. Ce ne serait point à essayer sur une autre. Mais déjà elle se pénétrait profondément de tout l’esprit de son époque, sensibilité romanesque, excès de sociabilité, foi naïve et absolue dans les idées. Cette éducation l’a faite idéologue, femme de conversation mondaine, et femme de sentiment exalté ; elle