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peut-être n’a compris et senti la liberté autant qu’elle comme l’isolement salutaire et fécond de l’homme dans le monde élargi et aplani. C’est à ce point que, nous le verrons, l’idée de patrie est chez elle relativement faible. L’individualisme n’a pas eu de représentant et de tenant plus profondément convaincu. « Elle ne savait point, dit-elle, séparer ses sentimens de ses idées, » et l’individualisme était sa nature même.

C’est tout pareillement que son élan, son transport naturel vers le bonheur, est devenu sa théorie de la perfectibilité. Le goût du bonheur, chez un homme vulgaire, ne fait qu’un égoïste ; dans une âme élevée et naturellement expansive, il s’échauffe et s’agrandit jusqu’à être le rêve du bonheur de l’humanité. L’homme a droit au bonheur. L’humanité a droit à la grandeur humaine. Elle ne l’a point, cela est trop clair. Donc elle doit y parvenir. Supposer toutes les puissances humaines, vertus, idées, talens, en un progrès éternel ; voir l’humanité comme un homme qui marche et qui sait son chemin, toujours plus sûr de sa route et plus ferme dans sa marche : il est très vrai que c’est une conception du bonheur général. Qu’on n’objecte point qu’il n’y a rien de plus égoïste et de plus impitoyable que de dire : « Des milliers d’hommes ont souffert pour que le dernier soit heureux. » Qu’on ne dise point que l’idée du progrès se ramène, en son fond, à une monstrueuse hécatombe engraissant le sol pendant des siècles pour faire, peut-être, à la fin, pousser une fleur éclatante. Il est très vrai que le rêve du bonheur universel n’a point d’autre forme précise que l’idée de progrès. Il est très vrai que la certitude du progrès, c’est le bonheur déjà réalisé. Si tous les hommes avaient cette idée, inébranlable et vive en leur âme comme une foi, dès aujourd’hui tous les hommes seraient heureux. Car et leurs douleurs seraient des joies, et leurs sacrifices des jouissances, et leurs morts des triomphes, rapportés à cette fin. Ils auraient le bonheur moral absolu. Or il n’y a pas d’autre bonheur que le bonheur moral. — Les sentimens de Mme de Staël prirent très vite cette direction, et aboutirent très vite à cette idée. Et comme il est bien certain que, sur cette affaire, l’idée ne s’est point séparée du sentiment ! Dans tout son livre de la Littérature, il y a un a priori naïf et charmant sur cette question du progrès. Les Grecs ont dû avoir une littérature moins élevée que les Romains ; les Espagnols ont dû avoir une littérature plus remarquable que celle des Italiens. C’était pour eux une obligation morale ? Eh ! oui ! Car, dès que le progrès n’existe plus en quelque chose, l’humanité doute qu’il existe en rien, et n’a plus la seule forme du bonheur qu’elle puisse avoir. Que les fils vaillent mieux que les pères, ce n’est pas seulement un fait, ce leur est un devoir. « Aristote, qui vivait