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Si l’on s’écarte des théories pour ne regarder, en ce livre, qu’à l’impression d’ensemble et aux jugemens auxquels l’esprit de système parait étranger, ce qui frappe, c’est le goût de Mme de Staël pour toute la littérature à idées, et son intelligence moindre, il faut le dire, de tout ce qui, dans les lettres, est art pur. Bien fille du XVIIIe siècle en cela encore (et jusqu’à présent), on voit qu’elle fait quelque effort à comprendre la poésie, surtout la poésie antique, c’est-à-dire la poésie artistique par excellence. Sa préférence pour les Romains comparés aux Grecs tient à cela, et non pas seulement à son système. Ses éloges de Sophocle et d’Euripide sont peu émus ; ils ont quelque chose d’officiel ; et, du reste, ne l’empêchent point de préférer hautement la tragédie française à la tragédie grecque, ce qui est bien aventureux. Elle ne s’aperçoit pas qu’Aristophane est un grand artiste. La Grèce, évidemment, lui échappe. Les inventeurs du beau ne lui paraissent guère autre chose que des enfans aimables. Elle est un dernier exemple de l’incapacité du XVIIIe siècle à sentir le grand art. Elle confirme dans l’esprit du lecteur cette idée que l’esprit de la Renaissance, après avoir animé deux siècles, a perdu, pour ainsi dire, sa force, s’éteint et s’épuise de 1715 à 1820, n’inspire plus que des admirations froides ou de plus froides imitations. André Chénier n’est point un précurseur, c’est un retardataire, ou plutôt un isolé. Il est bien temps qu’un esprit nouveau vienne, qui n’a point encore soufflé. En veut-on une preuve ? Le chapitre le plus beau de la Littérature est le chapitre sur Shakspeare. Mme de Staël comprend très bien ce génie du Nord. Cette immense pitié que Shakspeare émeut jusqu’au fond de nos âmes, « cette pitié sans aucun mélange d’admiration pour celui qui souffre » et qui va tout droit à l’homme misérable, parce qu’il est misérable et parce qu’il est homme ; et aussi cette présence perpétuelle de la mort, la sensation de ce voisinage et de cette imminence redoutable, qui est, en effet, dans tout le théâtre de Shakspeare comme une impression physique, comme un froid ; tout cela est très fortement senti par elle, et c’est comme avec terreur qu’elle salue en quelques pages très fortes le roi des épouvantemens.

A réfléchir sur ce livre, cette idée se fait peu à peu qu’en 1800 Mme de Staël n’a plus qu’un goût d’habitude pour l’art classique, qu’elle ne sent point, songe vaguement à un art nouveau qu’elle ne voit point encore, et en attendant préfère les philosophes aux artistes. C’est ainsi qu’elle met le XVIIIe siècle au-dessus du XVIIe siècle ; c’est ainsi qu’elle estime que « la littérature d’imagination ne fera plus de progrès en France, » idées fausses et dont nous reparlerons plus tard, même avec elle, mais qui prouvent que, si elle ne voit pas encore le renouvellement, elle voit bien la