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En vrais élèves des philosophes, ils furent « dominés par la passion des idées abstraites ; » ils voulurent « accorder à un petit nombre de principes le pouvoir absolu que s’était arrogé jusque-là un petit nombre d’hommes ; » et, ainsi, tout enivrés d’idées pures, sans appui dans le passé, sans assiette sur le réel, et fondant sur l’absolu, ils « traitaient la France comme une colonie. » Au fond, cette révolution, qui a fini par être tragique, a commencé par être éminemment romanesque. Vue de loin, elle a l’air d’avoir été exclusivement négative ; elle semble n’avoir rien fondé, et n’avoir, par les destructions qu’elle a faites, que déblayé et aplani un vaste terrain vide où l’empire pouvait s’asseoir à l’aise. Il y a là une illusion. Elle a eu une foule d’idées de constitution et d’aménagement social, mais toutes supposant, non la réparation, mais la ruine et l’effacement absolu de ce qui était ; et, n’ayant réussi que dans ses démolitions, elle n’a laissé que l’espace. Magistrature indépendante, clergé vivant d’une vie propre, grande noblesse formant corps, royauté formant tradition, ce n’était pas une constitution, il est vrai ; mais c’étaient des élémens constitutionnels très précieux, qui, purgés de leurs abus, rectifiés et ramenés prudemment à leurs vraies fonctions nationales, pouvaient faire un organisme pondéré, souple et infiniment vigoureux. Périodicité des états-généraux, budget voté par eux, noblesse et clergé dans une chambre, tiers-état dans l’autre, magistrature indépendante, clergé moins riche et participant aux charges nationales, mais demeurant autonome pour qu’il ne devint pas aussitôt ultramontain, royauté limitée et contrôlée, c’était là une révolution pratique et suivant l’indication des faits, qui eût, dès 1780, établi une France analogue à celle de 1815, mais plus-libre et mieux organisée.

Cette révolution était-elle possible ? Nous n’en savons rien ; mais nous faisons remarquer que cela tient à ce qu’elle n’a pas été essayée. Au lieu de se donner la mission, pour employer l’expression de Mme de Staël, « de régulariser les limites qui, de tout temps, ont existé en France, » et de « faire marcher une constitution qui n’avait jamais été qu’enfreinte, » mais dont les élémens existaient, et le dessin, ils ont « combiné la constitution comme un plan d’attaque. » Ils n’ont pas songé que « toutes les fois qu’il existe dans un pays un principe de vie quelconque, le législateur doit en tirer parti » et essayer de « greffer » une institution sur une autre. De tous les élémens constitutifs de l’ancienne France, ils n’ont laissé que le peuple, qui n’est pas élément constitutif, mais, élément générateur, d’où, aisément et sans obstacle, les élémens constitutifs doivent sortir. Ils ont détruit la magistrature relevant de soi, c’est-à-dire la magistrature indépendante, ce que Mme de Staël ne regrette pas