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de lui l’Américain par excellence, quelques-uns des traits distinctifs de sa patrie d’origine : au bon sens imperturbable, une extrême franchise, le don d’écrire des lettres charmantes, et un certain attachement au clocher qui ne lui permit jamais, tout en tenant par plusieurs côtés à l’école de Robinson, d’abandonner longtemps sa famille. Seul entre les transcendentalistes, il naquit à Concord (1817) ; les autres y vinrent de différens points de l’Amérique. Ses yeux s’ouvrirent à la lumière de l’esprit alors que Carlyle en Angleterre, Emerson en Amérique, préparaient leurs contemporains à cette renaissance moderne qui a porté des fruits si variés et si abondans. Il mourut (1862) quand l’ère purement spirituelle du mouvement passa pour faire place à une ère de régénération politique qu’il appelait de tous ses vœux. Son regard clair et perçant avait scruté l’avenir, et les théories abolitionnistes qui dans sa bouche furent traitées de paradoxes, entre 1840 et 1860, se trouvèrent à la fin avoir été autant de prophéties.

Le jeune Thoreau prit ses grades universitaires à Harvard Collège ; il essaya d’abord de l’enseignement, mais alla bientôt partager les travaux de son père, qui était fabricant de crayons. Ayant perfectionné cette industrie et fabriqué un crayon de mine de plomb qui, au gré des marchands et des artistes, pouvait rivaliser avec les meilleurs produits de Londres, il répondit à quelqu’un qui le félicitait d’avoir trouvé le chemin de la fortune : « Je ne recommencerais pas ce que j’ai fait une fois. A quoi bon ? .. » Et, en effet, il ne s’arrêta jamais à aucune profession, dédaignant en toutes choses les sentiers battus et ne se piquant de pratiquer que l’art de bien vivre.

« Dès l’âge de dix ans, dit Ellery Channing, qui a raconté son histoire avec l’enthousiasme de l’amitié, il avait la force d’âme d’un Indien et tant de sérieux qu’on l’appelait le juge. »

Sa vie se passa en promenades sans fin, favorables à cette incessante étude de la nature qu’il poursuivait en évitant le plus possible, tout instruit qu’il fût, le secours de la science technique, car il n’était curieux que des faits et n’attachait de prix qu’à l’observation personnelle. Une sorte de dédain l’empêcha toujours d’envoyer des rapports à aucune académie, jamais il ne se soucia d’être membre d’une société savante. Sous ce détachement absolu se laisse deviner l’orgueil émersonien, qui, autant que la vertu sans doute, le conduisit à tous les genres de renoncemens : il ne se maria jamais et vécut dans un célibat ascétique ; il ne mangeait guère de viande, ne buvait pas de vin, se défendait le tabac, n’usait contre les bêtes ni de fusil ni de piège. « Protestant à outrance, » il alla en prison plutôt que de payer une taxe que sa conscience