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n’approuvait pas. L’esprit d’opposition était puissant chez lui ; il le tournait non-seulement contre les abus, mais contre la plupart des réformateurs, dont il examinait les mobiles très sévèrement. Il ne prit donc aucune part à la politique, se bornant à entourer d’un invariable respect le parti anti-esclavagiste. Son dévoûment à cette cause se retrouve dans son courageux plaidoyer en faveur de John Brown, prononcé au moment de l’arrestation de celui qu’il considérait comme un héros. En toute circonstance, Thoreau faisait marcher de front la foi et la pratique. Sa liberté lui était plus chère que tout au monde, mais il la soumettait à une rigoureuse discipline morale. D’abord il s’imposait de réduire ses besoins. Quand il lui fallait cependant un peu d’argent, il aimait le gagner par quelque besogne manuelle, construisant un bateau, une palissade, s’occupant de plantations. Le métier d’arpenteur, qu’il pratiqua de préférence à tout autre, lui fournissait l’occasion d’appliquer ses connaissances forestières et mathématiques. De ses œuvres littéraires, il tirait peu de profit.

Il eût rougi de faire métier du don d’écrire, qu’il possédait à un haut degré. On ne peut dire que ce don lui fût inculqué par Emerson, ni l’accuser d’avoir été un écho du maître, quoique l’influence de celui qui a été nommé avec raison le Zeitgeist personnifié, l’esprit même de son temps, se soit imposée plus ou moins visiblement à tous ses disciples, même à Hawthorne, qui convient de l’impossibilité où il se trouva un instant d’échapper à cette domination subtile, irrésistible. Avant même que Thoreau ne connût Emerson, dans les premiers essais datés de Cambridge, dans les tâtonnemens du jeune homme de dix-huit ans, se trouvent les qualités bien personnelles qu’il développa plus tard : le sentiment de la nature, le génie de la description, le goût des images et des symboles, un parfait détachement de toute opinion étrangère, sans parler du style, qui est celui d’un lettré délicat nourri de l’étude des classiques. Pour Thoreau, l’art d’écrire consistait à trouver des sentences qui suggèrent beaucoup plus qu’elles ne disent et qui sont comme environnées d’une atmosphère bien à elles, des phrases qui ne ressuscitent pas des impressions déjà subies, mais qui en créent de nouvelles, des mots « durables à la façon d’un aqueduc romain. » L’expression définitive et concentrée le tentait surtout. Du reste il se souciait peu de la gloire et retardait toujours le moment de publier ; la quantité de manuscrits qu’il laissa derrière lui en est la preuve.

En 1837, Emerson lui ouvrit son recueil périodique : the Dial, Le premier ouvrage qu’il donna fut un petit poème : Sympathy, qu’avaient déjà précédé d’autres vers A la fille de l’Est. La légende veut que ces deux morceaux aient été dédiés à une jeune