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basse sur les provisions ou bagages de toute sorte qu’on y avait laissés. — « Tant mieux, dit Frédéric sans s’émouvoir : s’ils pillent, ils ne nous dérangeront pas. » — Et, effectivement, si au lieu de perdre le temps à ces prises inutiles, ces maraudeurs avaient poussé une charge sur la queue de l’armée prussienne engagée au même moment en sens opposé, on ne sait quel désordre en serait résulté. Le goût de rapines et de violences habituel à toutes les troupes indisciplinées sauva Frédéric de ce dernier péril, et il put compléter tranquillement son triomphe. Seulement, quand il rentra le soir dans sa propre tente, il la trouva toute dévastée : deux de ses secrétaires intimes étaient emmenés prisonniers, tous ses papiers et tous ses effets étaient enlevés, à ce point qu’il eut peine à se procurer de quoi changer lui-même de linge. Quand il demanda à souper, il n’y avait plus rien à lui servir. — « Comment s’embarrasser de telles bagatelles, dit-il, lorsque l’esprit est occupé dans ces momens décisifs à ces plus grands intérêts du soutien de l’état et de la gloire de la nation[1] ? »

Il avait raison de penser et de parler ainsi ; pourtant ces bagatelles, qu’un général occupé de vaincre fait bien de dédaigner, produisent souvent sur l’imagination populaire une impression qui ne correspond pas à leur importance. Aussi, quel que fût l’éclat de la victoire qu’il avait si hardiment enlevée et malgré le nombre des prisonniers, des canons et des drapeaux restés en son pouvoir, le fait d’un souverain dépouillé de ses propres vêtemens dans sa propre tente, et forcé de laisser aux mains de ses ennemis ses confidens les plus intimes, était en lui-même trop étrange pour ne pas faire naître, dans l’esprit de ceux qui n’étaient pas au courant des détails de l’incident, quelque doute sur la réalité même du succès. L’incertitude devint plus grande encore quand on vit, peu de jours après, le vainqueur, au lieu de poursuivre son avantage, continuer sa marche en arrière, évacuer même la Bohême et rentrer en Silésie comme pour y prendre ses quartiers d’hiver. C’était une mesure de prudence très sagement adoptée pour éviter le retour de surprises pareilles à celle dont il avait failli être victime. Mais une retraite ne paraît jamais la conséquence naturelle d’une victoire ; aussi ne faut-il pas s’étonner si, le résultat de la journée de Sohr étant tout de suite contesté, l’écho n’en arriva que très affaibli dans les contrées méridionales d’Allemagne que Marie-Thérèse parcourait, à la même date, pour se rendre à Francfort, au milieu des acclamations joyeuses des populations.

  1. Frédéric, Histoire de mon temps. — Cf. Carlyle, t. IV, p. 175 et suiv.