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pour organiser un trafic clandestin de faveurs publiques, d’emplois, de décorations, en se faisant payer une influence qu’ils n’ont pas, ce n’est point là, après tout, ce qui serait bien surprenant. Il faut même avouer que les dupes qui se laissent exploiter et donnent leur argent pour des décorations ou des titres ne méritent pas beaucoup plus d’intérêt que les fripons interlopes qui les exploitent en se parant de leurs liaisons dans le beau monde. Si ce n’était qu’une affaire entre quelques vaniteux imbéciles qui veulent à tout prix être décorés et les industriels véreux qui lèvent contribution sur la sottise, ce ne serait qu’un incident banal qui irait finir vulgairement devant la police correctionnelle. Malheureusement, ce n’est pas tout, et, à peine engagée, cette affaire s’est aussitôt compliquée et singulièrement aggravée. Un officier, qui n’était rien moins qu’un dignitaire de l’armée et un fonctionnaire du ministère de la guerre, un sous-chef de l’état-major général, s’est trouvé compromis dans ce commerce de bas spéculateurs. Bientôt l’accusation s’est étendue à un second général sénateur, peut-être encore à d’autres officiers, à un certain nombre de personnages plus ou moins en vue. On s’est trouvé jeté d’un seul coup en plein scandale public, et comme si ce n’était pas assez de la réalité, l’œuvre de l’imagination a commencé. On s’est hâté de tout confondre, de tout exagérer, d’ajouter à ce qu’on savait les récits de fantaisie, les légendes, les suspicions ou les délations, au risque d’embarrasser la justice elle-même et M. le ministre de la guerre. Tout le monde s’en est mêlé, les uns par goût du roman et des divulgations intimes, les autres par passion de parti. C’est une véritable explosion de commentaires, de révélations, de jugemens précipités, et, comme toujours, M. le général Boulanger lui-même n’a pas manqué d’intervenir. Sans avoir été mis en cause, sans avoir été appelé comme témoin, il ne s’est pas moins cru obligé d’envoyer son témoignage sous la forme de lettres familières ou de conversations avec des journalistes. M. le général Boulanger a tenu à dire son opinion sur tout, sur les uns et sur les autres, sur ce qu’il y aurait en à faire, même sur son chef, M. le ministre de la guerre, qu’il a tout simplement accusé d’avoir organisé un complot contre lui, d’avoir voulu le compromettre dans la déplorable aventure de l’ancien sous-chef d’état-major. Bref, il y a un peu de gâchis militaire mêlé à beaucoup de gâchis moral. On en est là pour le moment.

Oui, assurément, des incidens comme celui dont on occupe aujourd’hui le pays et le monde sont toujours de tristes misères. Ils ne sont ni beaux ni rassurans pour une société. On ne peut se défendre d’une secrète anxiété et même d’une grande pitié en voyant des chefs militaires, connus jusqu’ici par leurs services, perdus tout à coup par leurs faiblesses, mêlés aux obscures manœuvres de chevaliers d’industrie et d’aventurières du bas monde. C’est, nous en convenons, un des plus pénibles spectacles. Il ne faudrait cependant pas, dans cet effarement