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recevoir beaucoup de ces communications surnaturelles, et ces secrètes impulsions de son esprit lui paraissaient l’œuvre d’un démon qui l’arrêtait lorsqu’il était sur le point d’agir comme il ne le devait point faire. Dans ce démon que Socrate écoutait avec tant de docilité, nous ne verrons que les révélations inconscientes d’un sens moral développé parla plus constante application, et qui s’opéraient en lui sans qu’il sentit le travail instantané par lequel elles étaient produites.

Toutes les grandes religions ont promis des protecteurs surnaturels. Férouers de la Perse, bons génies de la Grèce, anges gardiens des nations chrétiennes, tous sont nés d’un même sentiment de piété et de poésie. Nous avons déjà entendu la voix démoniaque dans l’Iliade d’Homère et dans la Théogonie d’Hésiode ; nous l’avons retrouvée dans la vieille croyance qui donnait pour protecteurs aux vivans les morts purifiés par les rites funèbres. Les philosophes l’ont acceptée lorsque, pour masquer ou justifier des doctrines qu’on aurait pu accuser d’attentat à la religion nationale, ils investissaient les démons des fonctions qu’ils retiraient aux dieux. Les vers dorés, qui couraient partout, peuplaient l’air de ces hôtes du ciel et de la terre ; Pythagore avait enseigné que l’homme vertueux leur devait sa sagesse, et Platon, dans le Banquet, dans le Phédon, affirme ce que Ménandre répétera, que chacun a son démon familier. « Ces génies remplissent, dit-il, l’intervalle qui sépare le ciel de la terre et sont le lien du grand tout. La divinité n’entrant jamais en communication directe avec l’homme, c’est par l’intermédiaire des démons que les dieux s’entretiennent avec lui, pendant la veille ou durant le sommeil. » D’autres passages, épars dans ses livres, expliquent ce que, avec un peu de mysticisme et beaucoup de prudence, il enveloppait de voiles théologiques. « Il faut, disait-il, écouter la droite raison qui est la voix de Dieu nous parlant intérieurement. »

La foule matérialisait davantage la croyance aux démons, qui a toujours fait partie, avec plus ou moins d’intensité, de la vie morale des Hellènes. Aussi n’y avait-il rien dont on pût s’étonner à Athènes dans la prétention que Socrate avouait tout haut qu’il était en communication avec un démon. L’accusation qu’il s’attribuait un génie familier sera le prétexte jeté aux dévots et à la foule populaire ; mais en se combinant avec une autre, celle de ne pas reconnaître les dieux de la cité, elle deviendra très dangereuse. Athènes, ainsi que toute ville grecque, avait une religion d’état, de sorte que le crime d’impiété était un crime politique, et l’on a vu quelles peines il entraînait.