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LES GAIS COMPAGNONS.

près de la boucle, ramassai mes habits à la hâte et m’enfuis tout nu, tel que j’étais, le long des rochers ; il me semblait que je ne pouvais m’éloigner assez vite. Aucune fortune ne m’eût fait affronter de nouveau ce lieu sinistre ; les os des noyés rouleraient dorénavant sans être dérangés par moi, que ce fût sur du goémon ou sur de l’or. Aussitôt que je sentis derechef la bonne terre sous mon pied et que j’eus couvert ma nudité devant le soleil, je m’agenouillai tout éperdu et je priai passionnément pour tant de pauvres âmes errantes sur la mer. Je crois qu’une prière généreuse n’est jamais prononcée en vain ; la pétition peut être rejetée, mais le solliciteur reçoit toujours sa récompense. L’horreur que j’avais ressentie s’évanouit sur-le-champ, je pus contempler de nouveau avec sérénité cette grande créature de Dieu, l’océan, et, en remontant les flancs rocailleux d’Aros pour regagner la maison, rien ne me resta dans l’esprit qu’une résolution bien arrêtée de ne plus convoiter le butin des navires perdus, ni les richesses des morts.

J’étais assez haut déjà sur la colline quand je m’arrêtai pour reprendre haleine et regarder derrière moi ; le spectacle qui frappa mes regards était doublement étrange. D’abord, la tempête que j’avais prévue avançait avec une rapidité quasi tropicale, la mer ayant passé de son éclat menaçant à une vilaine teinte de plomb liquide et ridé en tout sens ; déjà, au loin, les vagues blanches commençaient à courir devant une brise qui ne se faisait pas encore sentir sur Aros ; déjà, le long des contours de Sandag-Bay, la mer jaillissait avec un bruit que je pouvais entendre d’où j’étais ; mais le brusque changement du ciel était surtout remarquable. Un énorme et solide continent de nuages venait de surgir du sud-ouest ; çà et là, le soleil projetait encore des gerbes de rayons à travers les déchirures, et des bannières d’un noir d’encre flottaient par places sur l’azur encore limpide ; la menace était expresse et imminente. Tandis que je regardais, le soleil se couvrit, s’effaça. D’un moment à l’autre, la tempête pouvait fondre sur Aros dans toute sa puissance.

Quelques secondes s’écoulèrent avant que mon attention ne se reportât du ciel sur la baie qui se découpait à mes pieds avec la netteté d’une carte de géographie. Le tertre dont je venais de descendre dominait un petit amphithéâtre de monticules plus bas, formant une pente jusqu’à la mer, et au-delà se déroulait le demi-cercle jaunâtre de la grève, puis toute l’étendue de Sandag-Bay. Souvent j’avais regardé ce paysage marin, mais sans y rencontrer jamais une figure humaine. Je l’avais quitté tout à l’heure aussi désert que jamais ; qu’on juge de mon étonnement en y apercevant un bateau et plusieurs hommes. Le bateau stationnait contre les rochers.