Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/138

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
132
REVUE DES DEUX MONDES.

paresseuses, la longue chaîne des rochers, les aspérités et les ravins de l’île ; mais toujours rien d’humain.

Brusquement le soleil enveloppa tout Aros, les ombres et les couleurs prirent une existence ; presque aussitôt, au-dessous de moi, à l’ouest, des moutons se dispersèrent saisis de panique. Un cri éclata, je vis mon oncle passer comme l’éclair, je vis le noir lancé à ses trousses et, avant que je n’eusse compris, Rorie m’était apparu à son tour, criant des ordres en gaélique, comme un berger met son chien à la poursuite du troupeau. Je me précipitai pour intervenir ; peut-être aurais-je mieux fait de rester où j’étais, car j’aurais pu ainsi couper le chemin au fou. À partir de ce moment il n’y avait plus devant lui que la tombe solitaire, le débris du naufrage et la mer de Sandag-Bay, peuplée de fantômes. Dieu sait cependant que je crus agir pour le mieux !

Mon oncle vit dans quelle direction la chasse le conduisait ; il redoubla de vitesse, poussant à droite, à gauche, avec des feintes d’animal traqué ; mais, quelque agilité que lui prêtât la fièvre qui brûlait dans ses veines, le nègre conservait l’avantage. De quelque côté qu’il se tournât, Gordon Darnaway était devancé, ramené vers le théâtre de son crime. Soudain, il se mit à crier tout haut, si haut que les échos du rivage en retentirent. Maintenant nous étions deux, Rorie et moi, à commander au nègre de s’arrêter ; mais tout fut inutile, car le dénoûment était écrit. Le nègre courait toujours et toujours sa victime le fuyait en criant ; ils évitèrent la tombe, ils passèrent devant les débris du Christ-Anna, en deux bonds ils eurent franchi les sables, et pourtant Gordon Darnaway ne s’arrêtait pas ; il s’élança dans l’écume bouillonnante, et le noir, que nous allions atteindre, ne lâcha pas la piste. Enfin, Rorie et moi, nous fîmes une halte désespérée, car la chose était maintenant hors de toute main humaine ; il ne restait plus qu’à contempler avec horreur l’exécution des décrets d’en haut. Jamais fin ne fut plus soudaine. Sur cette côte escarpée, ils perdirent pied du premier coup ; ni l’un ni l’autre ne savait nager. Le nègre s’éleva une fois avec un cri étranglé, mais le courant les emportait déjà tous les deux vers la mer, et s’ils revinrent jamais à la surface (Dieu seul peut le dire), ce fut dix minutes après, à l’extrême pointe d’Aros, où les oiseaux de mer planent en pêchant.

R.-L. Stevenson.
(Traduction de Th. Bentzon.)