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l’espèce de précipité qui s’opéra entre les élémens divers tenus jusqu’alors en suspens dans la conscience israélite. Il y avait en quelque sorte deux iahvéismes, comme, de nos jours, il y a en réalité deux catholicismes : le catholicisme modéré, qui n’est qu’une fidélité traditionnelle au culte établi, et le catholicisme exalté, qui a la fièvre en pensant à l’avenir de l’Église et de la papauté, qui exerce une propagande, qui s’oblige à n’avoir pas de rapports avec les mal pensans. On peut appartenir au culte catholique, même aller à la messe, sans être l’adepte du parti catholique, qui croit le catholicisme destiné à transformer le monde et à résoudre tous les problèmes sociaux. Sous la restauration, quand les jésuites dominaient, on pouvait être très attaché à la religion de son pays sans appartenir à ce qu’on nommait « la congrégation. » Au XVIe siècle, on pouvait se dire très sincèrement chrétien, sans suivre les réformés dans leur manie théologique et sans embrasser leur haine contre l’état religieux fort abusif que les siècles avaient consacré.

Il y avait, de même, parmi les adorateurs de Iahvé, des gens sensés, fort honnêtes à leur manière, qui n’aimaient pas l’extérieur d’affectation austère des prophètes et la part de charlatanerie qu’ils mêlaient à leur activité pieuse. Qu’on se rappelle les frérots, les papelards du temps de saint Louis et l’antipathie qu’ils excitaient. C’était comme une « armée du salut, » importune, hautaine en son humilité, maîtresse du pouvoir, et à laquelle il fallait plaire pour arriver. Forte était la mauvaise humeur des gens sérieux, quand ils voyaient tirer de leur bouge des affiliés de la secte prophétique, qui passaient en une heure de la poussière aux hautes fonctions de l’État. Toutes les fois qu’une coterie dévote s’empare ainsi du gouvernement, elle provoque de vives réactions. Une foule de haines se tenaient en réserve contre les anavim, pour le jour où le protecteur royal viendrait à leur manquer.

Les piétistes sont essentiellement persécuteurs ; ils se plaignent fort, quand on les persécute ; et pourtant ils trouvent très mauvais qu’on les empêche de persécuter les autres ; ils sont si sûrs d’avoir raison ! Le roi fut plus sage que ses pieux amis ; mais son entier dévoûment à la cause des anavim avait excité dans la classe aristocratique des mécontentemens qui devaient un jour éclater violemment. Les mondains et les pauvres de Iahvé devenaient d’irréconciliables ennemis. Pendant soixante-dix ans, sous Manassès, sous Amon et pendant la minorité de Josias, les piétistes expièrent le tort d’avoir triomphé sous Ézéchias avec trop peu de ménagement.


ERNEST RENAN.