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taxe minime chaque exemplaire vendu, les auteurs entreverraient un double avantage : d’abord celui de rentrer sous l’empire de la loi commune : on ne conteste pas la légitimité et la durée d’une propriété qui acquitte l’impôt. Elle devient sacrée, contribuant pour sa ; part aux charges communes ; l’impôt qui la frappe, du coup l’affranchit ; elle paie pour être protégée. Ce n’est plus une faveur que sollicite, mais un droit que réclame l’auteur quand il demande au gouvernement d’intervenir pour faire respecter son bien. Puis ils y trouveraient une garantie dans leurs rapports avec les éditeurs. Plus de contestations, et elles sont fréquentes ; plus de discussions, et elles sont pénibles. L’État, intéressé de par la taxe qu’il percevrait, exercerait un contrôle que les auteurs n’exercent qu’à grand’peine, que la plupart considèrent qu’ils auraient mauvaise grâce à réclamer. Le montant de la taxe perçue serait un contrôle satisfaisant quant au nombre d’exemplaires vendus. Plus de ces réclames d’une cinquantième édition dont les trente premières n’ont jamais paru, où chacune des suivantes se chiffre parfois par quelques centaines d’exemplaires ; plus de ces amorces tendues à la crédulité publique ; plus de ces suppositions désobligeantes de l’auteur qui se croit lésé, de l’éditeur honorable qui se sent soupçonné. La propriété littéraire devient une propriété ; le contrôle devient facile ; l’auteur y gagne, et l’État avec lui.

Encore une des idées de demain. Elles sont nombreuses et patiemment attendent. D’aucunes viendront à maturité, d’autres n’écloront jamais peut-être. Quoi qu’il en soit de l’avenir, la conclusion qui s’impose aujourd’hui, c’est qu’en l’état actuel des idées et de la législation, la propriété littéraire n’existe pas. Un livre, une œuvre d’art, ne sont pas une propriété au même titre qu’un champ, qu’une maison, qu’un coupon de rente, une obligation ou une valeur quelconque. Le livre, l’œuvre d’art, constituent un brevet d’invention, exploitable pendant un temps déterminé, fatalement condamné à tomber dans le domaine public. Ils n’ont aucun des caractères de la propriété qui acquitte l’impôt, qui indéfiniment se transmet, perpétuellement subsiste.

Le jour est peut-être encore éloigné où se réalisera le vœu d’Alphonse Karr : « La propriété littéraire est une propriété. » Et pourtant l’idée est juste ; ceux qui en poursuivent la réalisation sont dans le vrai, et leur constance, que rien ne lasse, mérite nos hommages. Si ce n’est l’idée de demain, ce sera peut-être celle d’après-demain. Nous le souhaitons, sans espérer de voir son triomphe, et quelque peu sceptique quant au nombre de ceux que ce triomphe affranchira de la nécessité du quotidien labeur.


C. de Varigny.