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souvent du froid, même entre particuliers, dans les familles les mieux unies.

D’Argenson résolut d’abord très sensément de s’en tenir à l’écart. — « L’affaire du second mariage de M. le dauphin, écrivait-il à Vauréal, me fait tout craindre : je n’ai jamais eu tant de poltronnerie que dans celle-ci : j’ai évité d’en dire mon avis… Je me suis retiré dès le premier moment… Quelque dauphine que nous ayons, j’y aurai un peu moins contribué que la mouche du coche, même par le bourdonnement ; ce n’est point affaire de conseil, pas même de travail, mais de pure volonté du roi[1]. »

Il ne resta malheureusement pas longtemps dans cette sage réserve. Dès que la volonté du roi se fut prononcée (et elle fut exprimée avec une netteté et une énergie inaccoutumées), au lieu de se borner à s’y soumettre, il entra avec passion et sans déguisement dans une véritable lutte contre ceux qui tentèrent de la faire révoquer ; ils étaient nombreux, ardens et ne se découragèrent pas facilement. Le combat qu’il nous décrit, avec sa verve accoutumée, fut très acharné. — « La brigue et l’adresse infernales des cours, dit-il, furent des plus vifs sur cette affaire… Chaque jour elles augmentaient les menaces et les progrès en faveur du mariage d’Espagne… Les Noailles, les Maurepas qui composent toute la cour femelle, toutes les harpies, les fausses dévotes, les commodes ( ? ), les catins, tout était en mouvement. Madame Infante écrivait au roi les lettres les plus longues et les plus tendres sur cette matière… L’évêque de Rennes avait le département des menaces, il nous menaçait des plus affreux malheurs politiques si on ne prenait pas l’infante Antonia… Le roi me donna occasion de lui parler ouvertement sur cette affaire : il me montra une lettre de Madame Infante qu’il me donna en entrant à la tribune de la chapelle et que je fus obligé de lire dans mon chapeau pendant la messe… Je l’assurai que, s’il voulait déclarer demain qu’il mariait le dauphin à toute autre qu’à l’infante, il ne serait rien de toutes les grandes menaces, que personne ne soufflerait plus et que l’Espagne n’en serait que mieux avec nous. Ce fut le point sans doute que j’eus le plus de peine à lui persuader, car tout ce qui environnait le roi ne lui parlait que de ma prétendue incapacité[2]. »

Tant d’ardeur ne pouvait manquer de surprendre, car on avait peine à s’expliquer pourquoi un ministre, — ami de Voltaire, — qui ne se piquait pas d’un excès de dévotion, — nullement puritain d’ailleurs sur l’article des mœurs, se passionnait à ce point pour faire

  1. D’Argenson à Vauréal, 1 et 20 août 1746.
  2. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. v, p. 56 et suiv.