Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 99.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tradition antérieure, soit écrite, soit orale. Mais, sur ces données légères et poétiques, il a librement construit de beaux développemens généraux, sans nul scrupule d’exactitude minutieuse, uniquement conduit par la beauté des idées et par le désir d’expliquer les événemens.

Le procédé était nouveau, comme au reste la pensée même d’introduire de la philosophie dans l’histoire. Mais pourquoi Hérodote, qui aime à mêler des réflexions à ses récits, ne s’est-il pas contenté de faire çà et là quelques dissertations plus longues sur des sujets généraux, au lieu de mettre ses réflexions en dialogues et en discours ? La sophistique, qui naissait alors, a pu contribuer à sa détermination. Cependant, le caractère des sophistes de ce temps est différent : ils sont surtout des dialecticiens, ce qu’Hérodote n’est nullement. Il est probable que c’est plutôt la tragédie, celle d’Eschyle et celle de Sophocle, qui a fourni à Hérodote cette mise en scène caractéristique. Quoi qu’il en soit, on démêle aisément les avantages et les inconvéniens du procédé : d’un côté, ce n’est pas assez vrai ; de l’autre, cela produit des effets puissans et dramatiques. Cette manière de faire devait enchanter l’imagination d’un peuple jeune, à peine né encore à la science et qui ne pouvait manquer de croire qu’il savait mieux quand il voyait mieux. Cela introduisait pour la première fois dans l’histoire non-seulement la philosophie, mais encore l’éloquence et l’émotion. Aussi l’exemple d’Hérodote a-t-il exercé sur les historiens qui sont venus après lui une influence décisive : par la place considérable qu’il a donnée dans ses récits à la parole, au discours général et suivi (fût-ce sous la forme habituelle du dialogue), il a frayé la voie aux harangues politiques de Thucydide et suscité indirectement les discours de tous les autres historiens anciens. Or rien n’a plus contribué que l’usage des discours à maintenir l’histoire, chez les anciens, dans cette préoccupation d’art plutôt que de science, par où elle se distingue si profondément de celle qu’écrivent les modernes. Hérodote est donc par là, comme par sa conception fondamentale de l’histoire, le vrai créateur du genre dans l’antiquité. Il ne l’est pas moins par son art de composer et d’écrire.


V

Denys d’Halicarnasse a très judicieusement mis en lumière la nouveauté de la composition chez Hérodote. Les logographes ne composaient guère : ils écrivaient les annales d’une ville ou d’un peuple. Hérodote, le premier, s’élève au-dessus de cette manière étroite et sèche. Il embrasse du regard une variété extrême de nations, de