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STENDHAL


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On sait que la Providence s’amuse, le monde, à ce qu’assurent les Védas, étant une des trente-quatre comédies qui servent à ses plaisirs. Elle a des divertissemens malicieux. Elle se plaît à dérouter nos prévisions et à confondre nos calculs. Un de ses tours assez fréquens est de déplacer, pour ainsi parler, les hommes d’esprit, de mettre en un siècle tel homme qui était fait évidemment pour être d’un autre, et qui, dans celui où il naît, est tout dérouté et ne se reconnaît pas lui-même. Cette mésaventure, qui n’est pas sans compensation, est arrivée à Stendhal. C’est un déplacé. Il est, dans notre première moitié du XIXe siècle, comme dans une maison dont il ne connaît pas les êtres, et dans un costume qu’il n’était point fait pour porter. Il en a gardé de l’humeur, et y a contracté une certaine bizarrerie, et d’assez mauvaises façons ; mais il n’en est pas moins très intéressant. Les déplacés sont aussi curieux à étudier que les déclassés. Stendhal, qui a été un peu l’un et l’autre, excite et renouvelle constamment l’attention. On cherche chez lui l’effet qu’a pu faire, sur un homme de valeur du reste, un temps qui lui était contraire, et dont il était presque le contraire même. C’est un témoin véridique et désorienté. On sent qu’il ne peut pas dire des choses banales, et, en effet, ce n’est point son défaut. Interrogeons donc cet étranger, questionnons cet anachronisme, cet homme qui était comme forcé d’être original, et qui, en effet, l’a été, malgré l’effort continuel qu’il faisait pour l’être.