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« fédéralisme, » par une inévitable réaction contre l’étroitesse de son individualisme, la Révolution devait à la longue mettre les justes droits de l’individu en péril. Loin de tenir à la tradition révolutionnaire, — est-ce qu’il devrait y avoir une tradition de ce qui a été la négation de la tradition ? — nous sommes prêts à nous féliciter de voir renaître chez nous le goût et l’habitude de l’association, — à la seule condition que ce droit nouveau ne coûte pas trop cher à nos droits anciens.

Hâtons-nous de le dire, si elles étaient façonnées sur le patron recommandé par le pape, nous verrions sans inquiétude le sol de la France et de l’Europe se couvrir d’un réseau d’associations ouvrières et d’unions professionnelles. Quand il appelle le rétablissement des corporations (sodalitia opificum), Léon XIII a soin de nous avertir que ces corporations nouvelles doivent être appropriées aux mœurs actuelles[1]. Il ne s’agit nullement, pour lui, d’exhumer du cimetière de l’histoire des institutions mortes. S’il demande à l’État de protéger ces associations professionnelles, il lui demande, en même temps, de ne pas s’ingérer dans leurs affaires. « Que l’État, dit admirablement le souverain pontife, ne s’immisce point dans leur gouvernement intérieur et ne touche point aux ressorts intimes qui leur donnent la vie, car le mouvement vital procède d’un principe intérieur et s’arrête très facilement sous l’action d’une cause externe[2]. » Remarquez ces deux lignes : vous y reconnaîtrez une idée, à notre sens, fondamentale pour l’intelligence des questions sociales ou politiques : à savoir l’opposition entre l’activité vivante des organes sociaux spontanés, — des institutions et des associations issues du libre groupement des hommes, — et l’action mécanique de l’État, dont les engrenages aveugles risquent de broyer tout ce qui se rencontre de vivant sous les dents de leurs roues. Ce péril, accru dans nos sociétés modernes par l’énormité de la machine gouvernementale, il n’échappe pas à la vigilance du saint-père. Aussi réclame-t-il pour les associations professionnelles la liberté de se donner des statuts appropriés à leur but. Quant à déterminer lui-même quels doivent être ces statuts, ou à nous en donner un modèle, le pape s’y refuse. En repoussant pour les corps de métiers la réglementation administrative, il n’a nullement la prétention d’y substituer une réglementation ecclésiastique, quoiqu’il engage les travailleurs à s’inspirer des conseils de leurs évêques et de leurs prêtres.

  1. profecto sodalitia opificum flecti ad præsentem usum necesse est.
  2. Il est bon de citer ici le latin dont la traduction ne peut rendre la précision élégante : Tutetur hos respublica civium cœtus jure sociatos : ne trudat tamen sese in eorum intimam rationem ordinemque vitæ : vitalis enim motus cietur ab interiore principio ac facillime sane pulsu eliditur externo..