Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/46

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

corps constitué. Berlin a bien son académie : le premier roi de Prusse, ce pompeux Frédéric Ier, l’a fondée sur l’assurance que lui donnèrent les astronomes qu’ils découvriraient quantité d’étoiles et qu’il en serait indubitablement le parrain, mais cette académie est en décadence. D’ailleurs, elle prétend avoir une compétence universelle ; c’est une académie pour la langue qu’il faudrait à la Prusse, ou plutôt à l’Allemagne entière, et comme l’infinité de souverains entre lesquels ce malheureux pays est partagé ne consentira jamais à se soumettre aux décisions d’une académie, par laquelle serait fixé l’usage des mots, Frédéric déclare qu’il n’y aura jamais de bons livres en Allemagne.

Il n’y avait donc pas de Français de France qui fût plus français ni plus classique que le prince royal de Prusse. L’horizon de son esprit est tout français. Parmi les anciens, il a notre prédilection pour les Latins, qu’il ne connaît du reste que par nos traductions. Il lit, dans nos traductions encore, les auteurs modernes et parle avec plaisir de quelques écrivains anglais ou italiens, mais il ne connaît ni Shakspeare, ni Dante : ces génies sont trop éloignés de son point de vue. Dans sa philosophie de l’histoire intellectuelle, il va des anciens à nous tout droit : « Nous avons cette obligation aux Français d’avoir fait revivre les sciences. Après que des guerres cruelles, l’établissement du christianisme et les fréquentes invasions de barbares eurent porté un coup mortel aux arts réfugiés de Grèce en Italie, quelques siècles d’ignorance s’écoulèrent quand enfin le flambeau se ralluma chez vous. » Aujourd’hui, les philosophes de l’histoire en Allemagne n’admettent plus que trois phases de la civilisation : Griechenthum, Römerthum, Germanenthum. C’est pour eux une vérité démontrée qu’après que le monde ancien a été épuisé, les Germains, l’inondant de leur sève, ont renouvelé la vie politique, sociale et religieuse. Nous, ils nous mettent de côté, ou plutôt à côté, comme des dérivés. Ils interprètent avec injustice et malveillance notre façon d’être, qui est en effet de n’être ni tout un, ni tout autre, de tenir à la fois de l’un et de l’autre, et de composer avec des élémens divers, conciliés par notre nature propre, un génie libre, clair et actif, dont le monde entier a ressenti l’action ; mais ils ont raison d’estimer très haut le Germanenthum, et Frédéric, lui aussi, était malveillant et injuste envers l’Allemagne, lui qui oubliait le moyen âge, et la Renaissance et la Réforme allemandes ; mais en cela il nous appartient encore, et son ignorance est du classique le plus pur.

Frédéric a souvent répété qu’il faut mêler utile dulci, et il prétendait que les lettres fussent utiles en même temps et autant qu’agréables. Il est bien de son temps où les intelligences sentent qu’il y a