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organes, » et notre prétention de survivre à notre matière lui semblait un pur effet de notre vanité.

Telles étaient les premières idées, ou plutôt les instincts de Frédéric en philosophie. Il entreprit de les examiner, de les critiquer et de les compléter, à ce même moment de l’année 1736 où il adressait au pasteur Achard ses questions sur les sources et les preuves de la foi. Et c’est cette coïncidence qui me fait croire qu’à ce moment-là il procédait méthodiquement à l’inventaire de ses croyances et de ses opinions avec la volonté de se décider. Arrivé à Rheinsberg, il se mit à faire sa philosophie en lisant les livres de Wolf, le plus célèbre disciple de Leibniz, qui donnait à la doctrine du maître une forme scientifique imposante et inaugurait en Allemagne, comme dira Kant, l’école de la profondeur. Suhm, qui traduisait en français la Métaphysique de Wolf, l’envoyait morceau par morceau au prince, qui se jetait dessus à l’arrivée de la poste. Ce fut une besogne très rude que d’étudier ces propositions abstraites, qui « connectaient les unes avec les autres comme les anneaux d’une chaîne. » Frédéric eut d’abord beaucoup de peine à les comprendre. Il les lisait et les relisait plusieurs fois par jour pour se les inculquer plus profondément. Il craignait de perdre le fil s’il s’interrompait un seul jour et de ne plus le retrouver : quand il était obligé de voyager, le manuscrit de Wolf était du voyage. Après quelques mois de ce travail, il vit ou crut voir clair dans les obscurités.

Toute la sagesse lui parut alors contenue dans trois principes, le principe de la raison suffisante, le principe de contradiction et le principe de l’être simple. Il admirait comment le principe de la raison suffisante, — à savoir que rien n’existe sans une cause qui fasse que cela soit d’une façon et non d’une autre, — et le principe de contradiction, — à savoir que, de deux propositions contradictoires, l’une est vraie et l’autre est fausse, — suffisent à conduire l’esprit à la recherche de toutes les vérités. Mais la question de la nature de l’âme serait demeurée indécise sans l’intervention de l’être simple, c’est-à-dire de ce je ne sais quoi où s’arrête la divisibilité de la matière, et qui est invisible, et dont il faut bien pourtant admettre l’existence, car, s’il n’y avait pas d’êtres simples, comment y aurait-il des êtres composés ? L’être simple est à l’être composé ce que l’unité est au nombre : il ne peut pas y avoir plus d’êtres composés sans l’être simple que de nombre sans l’unité. Tout cela paraissait très beau à Frédéric. Il choisissait les expressions les plus fortes pour marquer sa reconnaissance envers Wolf qui, après avoir étudié la nature comme personne, rend raison des choses inintelligibles. Il disait qu’à chaque proposition nouvelle, une écaille lui tombait des yeux. Devant des manifestations si