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Mais quel homme est-il, ou plutôt que vaut l’homme en lui ? Si c’est à lui que nous demandons la réponse, ne la croyons pas toute. Il nous dira que « la morale chrétienne est la règle de sa vie, » et, en effet, parmi les maximes que nous citions tout à l’heure, nous avons reconnu des versets de l’Évangile. Mais il est trop clair qu’il ne peut se recommander du Christ, car à aucun soufflet il n’a tendu la seconde joue, et il a fait à plusieurs des choses qu’il n’eût pas aimé qu’on lui fît à lui-même. Il nous dira qu’il a le cœur tendre, le « cœur compatissant, » et que son âme est sensible ; il a, en effet, des dehors de sensibilité, et la facilité des larmes, mais les larmoyeurs sont d’ordinaire gens qui se soulagent vite, et par les larmes même, du fardeau de la pitié, et trop aisément s’acquittent envers la douleur. Il se répand en effusions de tendresse, mais qui étaient de style en ce temps-là. Il a eu des affections vraies, pour sa mère, pour sa sœur, pour ses amis, et il a parlé aussi bien que personne des douceurs de l’amitié, mais il est peut-être un peu trop facile à un prince d’aimer ses amis. Voltaire a justement expliqué à Frédéric que ce qui rend l’amitié malaisée entre particuliers, c’est qu’ils ont toujours quelque chose à se disputer, de la gloire, des places, des femmes et la faveur des maîtres de la terre, plus recherchée encore que celle des femmes, au lieu qu’un prince qui n’a pas de rival à craindre peut aimer sans embarras et tout à son aise. Frédéric a trouvé certes de belles expressions touchantes de sa tendresse envers quelques-uns, et il faut le louer d’avoir aimé même sans mérite, mais il a pris soin de nous avertir que son amitié n’était jamais gratuite : « Nous autres princes, nous avons tous l’âme intéressée, et nous ne faisons jamais de connaissances que nous n’ayons quelques vues particulières et qui regardent directement notre profit. » La façon même dont il a composé le cercle de Rheinsberg commente cet aveu. Il avait besoin d’un architecte, d’un peintre, de musiciens, d’officiers, d’un copiste qui fût en même temps un critique et un dictionnaire vivant ; il les a réunis autour de lui, les a employés et les a aimés par surcroît. Non, il n’était pas tendre ; il a la plaisanterie acerbe des malveillans et trop de mots qui mordent, et son bel œil trop vite jette des éclats d’acier. Il garde au fond du cœur sa rancune implacable contre la princesse royale ; bien qu’il la tolère et qu’il l’honore de ses bonnes grâces de mari, il tiendra la promesse qu’il s’est faite de lui dire, le jour même où il sera le maître : « Madame, bonjour et bon chemin ! » Non, il n’était pas bon !

Frédéric nous dira encore qu’il voudrait « restaurer la candeur, » mais c’est de la restaurer chez les autres que, sans doute, il veut parler, car il continue à commettre de petites et de grandes