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Des nappes d’eau s’épanchaient, bleues,
Entre des quais roses et verts,
Pendant des millions de lieues,
Vers les confins de l’univers.


Pensée, sentiment, sensation même, tout y manque ; ce ne sont que des formes vides ; et la seule impression qu’on en garde est celle d’un vain cliquetis de mots.

N’est-ce pas aussi bien où il faut que l’art aboutisse, quand on commence par poser en principe qu’il doit se suffire à lui-même ? Si l’on ne saurait évidemment lui donner « la Science » ou « la Morale » pour but, on ne peut pas sans doute lui proposer davantage « la Désillusion » ou « l’Immoralité » pour objet. Mais en vain voudrait-on le consacrer à la réalisation de ce qu’on appelle emphatiquement « la Beauté pure, » et il faut toujours bien que cette beauté soit prise elle-même de la nature et de l’humanité. Baudelaire, égaré par ce mépris transcendant du vulgaire qui a perdu tant d’artistes et tant d’écrivains, a voulu que l’art devînt proprement un grimoire, que de rares initiés seraient seuls capables de lire, et d’ailleurs dont les caractères cabalistiques ne cacheraient ni n’exprimeraient rien. Il n’y a réussi qu’à moitié pour sa part, et certainement nous n’aurions pas, après trente ans, à reparler des Fleurs du mal, si, par malheur pour sa réputation, elles étaient conformes à ses théories. Mais sont-ce bien ces théories que nous voulons que l’on glorifie ? sous quel prétexte ? à quel titre ? comme prétentieusement paradoxales, ou comme insolemment aristocratiques ? n’ont-elles pas fait assez de mal ? et quel bien en est-il résulté ?

L’une des pires conséquences qu’elles puissent entraîner, c’est, en isolant l’art, d’isoler aussi l’artiste, d’en faire pour lui-même une idole, et comme de l’enfermer dans le sanctuaire de son moi. Non-seulement alors il n’est plus question que de lui dans son œuvre, — de ses chagrins et de ses joies, de ses amours et de ses rêves, — mais, pour se développer dans le sens de ses aptitudes, il n’y a plus rien qu’il respecte ou qu’il épargne, s’il n’y a plus rien qu’il ne se subordonne, ce qui est, pour le dire en passant, la vraie définition de l’immoralité. Se faire soi-même le centre des choses, au point de vue philosophique, l’illusion est aussi puérile que de voir dans l’homme « le roi de la création, » ou dans la terre ce que les anciens appelaient « le nombril du monde ; » mais, au point de vue purement humain, c’est la glorification de l’égoïsme, et par suite la négation même de la solidarité. Dans l’œuvre de Baudelaire, les derniers liens qui rattachaient encore le lyrisme romantique à l’humanité sont rompus, et le monstrueux orgueil du poète n’est fait que de son mépris pour ses semblables.