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En revoyant cette cocarde dont la réapparition coïncidait avec un changement subit dans la façon d’être des nobles, devenus d’un jour à l’autre hautains et arrogans[1], les paysans pensaient au rétablissement de la dîme et des droits féodaux. Les trois ou quatre millions d’acquéreurs de biens nationaux pensaient à pis. Déjà au grand retour des émigrés, en l’an X, ils avaient eu à subir de la part des anciens propriétaires des demandes de restitution ou de transaction, des menaces occultes, jusqu’à des procès. Et l’on était alors sous la république, sous un gouvernement qui venait de proclamer à nouveau dans les statuts organiques de la Légion d’honneur, « l’inviolabilité des propriétés dites nationales. » Qu’allaient donc être les prétentions des émigrés maintenant que le roi régnait ? La France était rendue aux Bourbons. Les biens confisqués ne devaient-ils pas être restitués à ceux, qui avaient souffert et combattu pour eux ? Cette idée était si bien entrée dans les esprits, qu’après la déclaration de Saint-Ouen, le régisseur de M. de Villèle fut le trouver pour s’enquérir s’il était bien vrai que le roi eût reconnu la validité des ventes. Il ne croyait pas cela possible. Lorsqu’il fut enfin convaincu, il s’écria ingénument : « Ah ! mon Dieu ! Et moi qui aurais pu tant en acheter ! »

À ces inquiétudes s’ajoutait le mécontentement de voir maintenir les droits réunis, dont les proclamations royalistes, répandues pendant la guerre, avaient promis la suppression. Cette mesure provoqua des troubles et des séditions. Dans plusieurs communes du Jura, du Doubs, du Bas-Rhin, de la Dordogne, des Charentes, du Loiret, de la Gironde, de la Seine-Inférieure, les habitans chassèrent les agens du fisc et brûlèrent leurs registres. Quant aux Bretons et aux Vendéens, ils se tenaient prêts à se servir de leurs vieux fusils plutôt que d’acquitter ces taxes détestées. Ils prétendaient même ne pas payer l’impôt direct. « Nous avons combattu pour le roi, disaient-ils, toutes les contributions doivent être abolies pour nous. »

Au reste, on était encore dans une période de transition. Il y avait à s’inquiéter, non à s’effrayer de l’esprit public. Si chez les soldats, compagnons de gloire de Napoléon, et chez quelques bonapartistes, comme Bassano, Lavallette, Caulaincourt, Flahaut, dévoués à l’homme autant qu’au souverain, on pouvait craindre que les regrets et les sentimens hostiles persistassent longtemps,

  1. « Il serait à désirer que les nobles conservassent la même aménité qu’ils avaient avant le retour du roi. Un très grand nombre sont devenus arrogans. » Vicomte de Ricé, préfet de l’Orne, à Montesquiou, 22 mai. (Archives nationales, F10, 82.) — « Il y eut, chez quelques royalistes de Toulouse, des prétentions ambitieuses et des allures hautaines impardonnables. » (Villèle, Mémoires, V17-848.)