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velle caste digne de régner sur l’Europe ; c’est à ce prix que nous serons sauvés. » Quelque difficile qu’il soit de rétablir des castes dans une Europe pervertie par les idées modernes, Zarathustra ne ferme pas son cœur à toute espérance ; il ne gémit pas toujours, il lui échappe parfois des cris d’allégresse, qui étonnent son serpent et son aigle. — « Soyez comme moi de bonne humeur, dit-il à ses disciples. Moulez vos grains, buvez votre eau, vantez votre cuisine, si elle vous rend joyeux. Celui qui m’appartient doit avoir des os robustes et des pieds légers, aimer les guerres autant que les fêtes. Il ne doit pas être un hypocondre, un songe-creux, un rêveur ; il doit avoir le goût des entreprises difficiles comme des plaisirs, être sain et bien portant. Ce qu’il y a de mieux dans le monde, la meilleure nourriture, le ciel le plus pur, les plus fortes pensées, les plus belles femmes, appartient aux miens et à moi, et quand on refuse de nous le donner, nous le prenons. Ceux qui sont à moi ne sont pas les hommes du grand désir, du grand dégoût, du grand ennui et de tout ce que vous appelez le résidu de Dieu en nous. Ce sont d’autres hommes que j’attends dans ces montagnes, d’où je ne descendrai que lorsqu’ils seront venus. Les hommes que j’attends, ce sont les forts, les victorieux, les joyeux, ceux qui sont carrés de corps et d’âme ; ce qui doit venir, ce sont les lions qui rient[1]. »

J’ai découvert que nulle part on n’est si bien pour méditer les aphorismes du grand Zarathustra que sur une plage paisible de la Bretagne, une de ces plages récemment découvertes, comme celle de Trestraou, qui, n’étant pas des stations de chemin de fer, n’ont pas encore de casino. La tranquillité de l’endroit fait un heureux contraste avec l’éloquence fiévreuse, tourmentée, spasmodique du prophète, et les grandes falaises, rongées par l’Océan, semblent dire : « À quoi bon se fâcher ? Les choses sont ce qu’elles peuvent être. »

Près de là, parmi d’énormes blocs de granit rose confusément entassés, vous trouverez un village de pêcheurs. Ils sont beaucoup moins subtils que M. Nietzsche, mais peut-être comprennent-ils mieux que lui ce que dit la nature, car, bien qu’ils soient croyans et même superstitieux, ils vivent si près d’elle qu’ils ne font rien sans prendre ses conseils. Or, leur instinct naturel les empêche de tout remettre en question et de croire que tout soit permis. Ils éprouvent le besoin d’avoir des certitudes, et ils en ont. Ils sont certains que pour conserver les filets, il faut les laver et les sécher et que les sardines se pèchent surtout à l’époque du frai, parce qu’alors elles s’approchent des côtes. Ils croient être certains aussi que Notre-Dame de Clarté guérit les yeux malades, mais le culte qu’ils lui rendent n’obscurcit point

  1. Also sprach Zarathustra, IVe partie. Leipzig, 1891.