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leur bon sens, et leur bon sens leur enseigne que les vents, les saisons, les brouillards, les marées, sont des réalités avec lesquelles il faut compter, que leur destinée dépend de forces mystérieuses, et que l’homme le plus robuste est impuissant si ces forces ne lui viennent en aide. Ces pêcheurs ressemblent en cela aux grands hommes, qui croient, eux aussi, à des puissances occultes tour à tour propices ou fatales, et qui en concluent qu’il faut avoir l’esprit de son temps, qu’une force isolée n’est que faiblesse et néant, qu’on a beau être lion et même un lion qui rit, c’est bien peu de chose qu’un homme tout seul. Qu’aurait été Napoléon s’il n’avait pris à sa solde les forces vives créées par la révolution et mis son épée et son génie au service des idées modernes ?

M. Nietzsche est un esprit vigoureux, sagace, mais abstrait ; il voit le monde à travers les lunettes d’un idéologue. Non, il n’y a pas une caste des forts à qui tout est permis. Les plus forts ont leurs défaillances et leurs faiblesses, et il y a souvent beaucoup de force chez les faibles. On ne peut réussir sans les avoir pour soi, et si l’égalité absolue des droits est une chimère, croire à leur absolue inégalité est une autre erreur moins généreuse. Le prodigieux besoin que nous avons les uns des autres établit entre nous une étroite solidarité, et rapproche assez toutes les conditions humaines pour nous préserver de l’exaltation du moi et nous empêcher de croire qu’il y a deux morales, celle des maîtres et celle du troupeau. Nains ou géans, que sont nos courtes et incertaines destinées, si on les compare à celles de l’humanité ? Asseyez-vous sur la plage, à la marée montante, et regardez venir les vagues. Quelques-unes sont des montagnes d’eau, et elles déferlent avec un assourdissant fracas ; d’autres, plus modestes, se déroulent doucement, leur clapotis n’est qu’un léger murmure ; c’est à peine si on les a entendues, c’est à peine si le sable les a senties passer, — après quoi toutes ces vagues, les plus orgueilleuses et les plus humbles, celles qu’on entend et celles qu’on n’entend pas, celles qui jettent sur le rivage une abondante écume et celles qui n’en jettent point, retournent également se perdre dans l’éternel abîme.


G. Valbert.