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Il ne faut pas oublier qu’un projet de massacre était d’avance imputé au commandant de la marine. Des imaginations ainsi prévenues, singulièrement échauffées et dans l’attente d’un événement tragique, devaient naturellement prendre pour le commandement meurtrier qu’elles attendaient, le premier ordre sorti de la bouche d’un officier. Elles n’y manquèrent pas, en effet ; et, lors de l’enquête à laquelle procéda la municipalité, des témoins se présentèrent à l’envi pour affirmer que l’ordre de tirer avait été donné. La déposition de M. de Bonneval n’en subsiste pas moins ; et c’est une bonne règle historique de tenir compte de la qualité des témoignages plus encore que de leur nombre. Or, cette déposition est d’une importance capitale, non-seulement à cause du ton d’absolue sincérité qu’on y a sans doute remarqué, mais encore et surtout à cause de l’extrême précision des détails qu’elle rapporte. Un autre témoignage de grand poids va nous permettre de reconstituer assez exactement la scène. « J’eus lieu d’être fort surpris, déclare M. de Broves, lorsque, quelque temps après, j’appris qu’on m’accusait d’avoir commandé de faire feu, lors même qu’au préalable on s’était abstenu de faire charger les armes. Ce commandement n’a jamais été fait : j’en atteste la vérité et l’honneur que l’on sait m’être plus précieux que la vie. Si quelques canonniers ont cru l’entendre, je dois leur pardonner cette accusation car, dans un moment de tumulte et lorsque j’étais attaqué, j’ai pu faire le simple commandement de porter les armes avec l’air menaçant que j’aurais pu avoir en commandant de les charger ; mais, encore une fois, je jure, sur ma parole d’honneur, non-seulement que je n’ai pas fait un commandement que je n’étais pas en droit de faire, mais même que je n’en ai pas eu l’idée[1]. »

  1. Exposé de la conduite de M. de Broves le 1er décembre 1789. Pièce publiée dans une brochure du temps intitulée : Recueil de pièces concernant M. d’Albert de Rions. La déclaration de M. de Bonneval confirme de tous points la version présentée par M. de Broves : « Il (M. de Broves) fit le commandement au détachement de : « Portés vos armes ! et un instant après entra dans l’hôtel… » Une lettre adressée par M. de Broves à la municipalité donne quelques détails de plus sur l’incident : « Je viens vous présenter avec vérité et sur l’honneur le plus sacré la conduite que j’ai tenue le 1er décembre… Un homme que je ne connais point vint à moi, d’un air furieux, en me chargeant d’injures. Je luy répondis avec beaucoup de modération que je ne le connaissais pas et que très certainement il n’avait pas à se plaindre de moi… Je reçus une blessure à la cheville… Je criay aux canonniers qui me devaient protection, et qui ne bougeaient pas, de porter leurs armes, avec l’air très indigné. Je ne voulais qu’en imposer par ce mouvement, distraire le public et entrer sans danger sur la terrasse… J’étais attaqué, messieurs,., et, dans cette position, vous ne me trouveriez peut-être pas coupable si j’avais osé ordonner, ainsi qu’on m’en accuse, de charger les armes, commandement qui ne m’est point échappé, parce que je n’en avais pas le droit et que je n’avais pas perdu la tête, j’en jure sur mon honneur qui m’est plus cher que la vie… » (Archives municipales de Toulon, lettre de M. de Broves, du 5 décembre 1789.)