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Que nous disaient, en effet, nos oracles ? Fallait-il organiser, comme en Allemagne après Iéna, un Tugendbund, une ligue de la vertu civique ? On nous répondait que le « vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre[1]. » Pouvions-nous fonder notre espoir sur les forces incalculables de la volonté humaine ? On nous disait que « l’homme est un bourgeon à l’extrémité de l’arbre de la nature, » que tous les événemens sont soumis « à des causes universelles et permanentes… indestructibles et infailliblement dominantes. » Alors, ce n’est vraiment pas la peine de nous déranger : bourgeonneons tranquillement, et le plus agréablement possible, à l’extrémité de notre arbre. Et le dialogue peut se poursuivre ainsi sans trêve. — J’ai foi, dit l’homme d’action, dans l’élasticité de la nation française. — Cela dépend, dit l’homme d’étude, de la race, du milieu, du moment ; vous n’y pouvez rien, ni moi non plus. « Le caractère d’un peuple est le résumé de toutes ses actions et de toutes ses sensations précédentes… C’est un poids presque impossible à soulever, puisque chaque minute d’un passé presque infini a contribué à l’alourdir. Pour emporter la balance, il faudrait accumuler dans l’autre plateau un nombre d’actions et de sensations encore plus grand. » — Mais, reprend le politique, la France est un être doué d’intelligence et de réflexion ; elle peut s’amender, se corriger… — Illusion ! réplique le savant. La France est, comme tout autre pays, l’œuvre « de ces persistantes et gigantesques pressions exercées sur un amas d’hommes, ployés et façonnés par leur effort… Il n’y a ici, comme partout, qu’un problème de mécanique. » Cependant le politique ne se rend pas encore. Il proteste contre ce concours accablant de faits, de preuves, de causes dont on enchaîne sa liberté. Du moins il lui reste la révolution française. Il en désavoue les crimes et les erreurs, mais il a foi dans ce grand souffle qui a vivifié le monde et rajeuni la France. C’est là que le guette l’implacable critique, pour le poursuivre, le traquer dans le dernier refuge de son idéal. D’abord il s’imagine que ce grand mouvement profite à la nation française ? Mais elle en mourra peut-être. O gens naïfs qui associez la patrie à vos sublimes espérances ! « La vie nationale est quelque chose de limité, de médiocre, de borné. Pour faire de l’extraordinaire, de l’universel, il faut déchirer ce réseau étroit ; du même coup, on déchire sa patrie… Il est probable que le XIXe siècle sera.considéré dans l’histoire comme l’expiation de la révolution. Les nations, pas plus que les individus, ne sortent impunément de la

  1. Taine, Introduction à l’Histoire de la littérature anglaise, Origines de la France contemporaine, passim.