Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/31

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

partie de l’héritage européen. C’est à l’heure où les nations s’éveillent que se consomme le lâche abandon de Constantinople. Par une ironie suprême, au moment même où Colomb découvre l’Amérique, où Vasco fait le tour de l’Afrique, un marchand chrétien ne peut trafiquer en sûreté sur les bords de la Méditerranée. Ces hommes si hardis se familiarisent avec l’Océan et rêvent dans l’autre hémisphère des royaumes de Golconde : mais ils laissent Venise et Gênes aux prises avec le Turc. Faire la police du lac central est une œuvre au-dessus de leurs forces.

Du moins la diplomatie, dans son beau temps, a-t-elle essayé de combler une si étrange lacune ? A-t-elle redressé l’édifice du côté où il penchait ? C’est bien le dernier de ses soucis. Quand elle oppose puissance à puissance, quand elle pratique, dans le sol de l’Europe, ses mines et ses contre-mines, son horizon ne s’étend pas jusqu’à la Méditerranée, pas même jusqu’à la Hongrie, qui est entre les mains de l’Infidèle. Passe encore au temps de la lutte pour l’existence, quand il s’agit, pour un peuple, d’être ou de ne pas être, de repousser l’Espagne ou de contenir l’Empereur. On conçoit qu’au moment de signer le traité de Munster ou la paix des Pyrénées, les diplomates remettent à des temps plus calmes le châtiment des Barbaresques. Mais que dire de ces savantes négociations qui remplissent le XVIIIe siècle, de ces partages, de ces transports de souverains nomades d’un bout à l’autre de l’Europe, de ces guerres sempiternelles à la fin desquelles personne ne sait plus ni pour qui ni pourquoi on se bat, lorsque tous les artifices des chancelleries ne vont pas jusqu’à empêcher des chrétiens de recevoir le fouet sur la côte d’Afrique ? Je louerai tant qu’on voudra la profondeur de nos hommes d’État, l’éclat d’un grand règne, l’habileté d’un Lionne, la souplesse d’un Torcy, la sage temporisation d’un cardinal Fleury, l’imagination d’un Belle-Isle, la dextérité tardive d’un Choiseul ; mais je pense malgré moi à ces pauvres diables qui traînaient le boulet « en Alger ; » ils me gâtent la politique à secrets et à révérences de tous ces grands seigneurs. Je ne puis oublier que, pendant trois siècles, le pirate était si bien entré dans nos mœurs, qu’il a défrayé toute une littérature, depuis Cervantes jusqu’à Lesage. Personne ne semblait sentir la honte qu’il y avait pour l’Europe à trembler devant quelques corsaires embusqués dans les ruines du monde antique.

Contemplant enfin cette Europe telle que la diplomatie nous l’a léguée, j’y vois un enchevêtrement de frontières, un paradoxe d’équilibre, des contrastes et des contradictions, qui semblent l’œuvre du hasard plutôt que de la réflexion. Je vois les peuples semblables à des armées qui auraient pris racine sur le champ de