Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

infiniment mieux l’état vrai de l’opinion, les besoins, les vœux des gens des campagnes et de nos concitoyens, tandis qu’avec des chambres permanentes et des députés ou sénateurs obligés de vivre toute l’année dans les capitales, l’opinion publique n’est qu’un argument, que tout le monde invoque, et dont personne n’est sûr.

La causerie s’était continuée, sur vingt sujets pareils, dans le salon d’en bas, sous le regard indulgent de deux portraits de famille dont les modèles, sans doute, avaient eu, en leur temps, le même esprit libre et sage, la même humeur accueillante. Pas un-mot ne l’avait ramenée vers cette question, toujours sous-entendue aujourd’hui, entre Italiens et Français, de nos relations internationales. Nous avions parlé comme des gens de dix ans plus jeunes, ou peut-être de dix ans plus vieux. Mais, au moment où j’allais me retirer, le sénateur me prit à part, et, espaçant les syllabes, souriant du piège qu’il me tendait avec un plaisir avoué :

— Mon cher monsieur, me dit-il, je vous prie de méditer sur un point. Étant mêlé à la politique, je suis tout excusé d’y faire allusion. Je constate donc que les relations commerciales avec la France nous sont très utiles, nécessaires même. On prétend que la triple alliance seule y met obstacle. Je vous le demande : est-ce vrai ? Croyez-vous sincèrement que cette chambre, aveuglément protectionniste, ne nous refuserait pas, même si nous n’étions pas alliés de l’Allemagne et de l’Autriche, un traitement qu’elle refuse à des nations tout à fait neutres ? La triple alliance n’a donc rien à faire ici. On doit la laisser de côté, comme un élément étranger, contre lequel nous ne pouvons rien d’ailleurs, et voir seulement s’il ne conviendrait pas, dans l’intérêt des deux peuples, de tenter un compromis économique, un arrangement, un rapprochement. Ne me répondez pas ! Non, pas ce soir ! Vous me donnerez votre sentiment demain, quand nous serons en route, à travers les Colli Berici, dans la belle lumière calme, dans la campagne sereine !

Nous les avons parcourus, en effet, les Colli Berici, et je comprends mieux, à présent, qu’il y eût tant d’ermites en ce pays, au temps jadis, clercs où laïques, de grande famille souvent, qui se bâtissaient une cabane de pierre, creusaient un puits, plantaient un olivier avec une douzaine de pieds de vigne, et vivaient là. Nous montons d’abord en voiture une longue route coudée, bordée, du côté de la ville, par un portique voûté. Il y a autant d’arches que de grains dans le rosaire, et, sur chacune, est inscrit le nom d’une famille de Vicence, bienfaitrice insigne dont la générosité assura la construction de l’œuvre. Après la dernière arche, au tournant de l’église de la Madonna del Monte, où mène cette