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M. Brandes, qui aime les comparaisons et les images, sans toujours se soucier de les relier entre elles, nous dit, presque aussitôt après avoir comparé le mouvement des idées pendant les premières années de ce siècle au mouvement de reflux et de flux de la mer, qu’il a vu là la matière d’un drame en six actes, les six volumes qui composent son œuvre. Acceptons cette nouvelle image, et voyons ce que vaut le drame de M. Brandes. Chacun des actes, — chacun des volumes, — a son titre spécial : 1o la Littérature des émigrés ; 2o l’École romantique en Allemagne ; 3o la Réaction en France ; 4o le Naturalisme en Angleterre ; 5o l’École romantique en France ; 6o la Jeune Allemagne.

« L’histoire littéraire d’une partie du monde pendant un demi-siècle, nous dit M. Brandes, ne commence naturellement pas à un point précis. Ce que l’historien choisit comme début peut toujours être considéré comme un choix dû au caprice ou au hasard ; cependant il faut bien qu’il suive son instinct et s’abandonne à son sens critique, autrement il ne commencerait jamais. » M. Brandes n’était pas homme à ne pas commencer, il avait trop de qualités combatives pour cela. Mais ces qualités mêmes l’ont poussé à mal commencer, car, dès le début, il intervertit l’ordre naturel et logique que lui fournissait l’histoire. Nous apercevons bien le motif qui l’a fait agir ainsi : c’était pour fournir un argument de plus à sa théorie de la réaction grandissante pendant les vingt-cinq premières années du siècle. Si M. Brandes n’avait prétendu faire que des livres sans lien les uns avec les autres, nous n’aurions rien à dire, mais sa grande prétention est justement de nous montrer le lien qui rattache les uns aux autres les événemens qu’il étudie, et alors il était de toute nécessité de commencer par l’école romantique en Allemagne, et de n’aborder qu’ensuite la littérature des émigrés, Chateaubriand, Mme  de Staël, etc., car il y avait pour cela, outre des motifs d’ordre chronologique que nous allons spécifier, des motifs encore plus sérieux provenant de l’influence littéraire des romantiques allemands sur le groupe français.

Au moment où parurent Delphine et le Génie du christianisme, c’est-à-dire au début de cette période que M. Brandes appelle la période des émigrés, il y avait plusieurs années que l’école romantique allemande s’était affirmée et que la lutte avait commencé à Iéna et à Berlin contre Weimar. Et déjà même cette période de lutte était close ; les beaux jours de l’Athenœum étaient passés ; Novalis, le plus grand des poètes romantiques, était mort, et Wackenroder également ; Hölderlin était dans une maison de santé ; Schleiermacher et Schelling commençaient une nouvelle période d’activité, qui rompait le groupement primitif ; Tieck ne se souciait déjà plus guère de produire des œuvres de combat ; les frères