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être antipathiques. Dans ces études particulières il semble le plus souvent aussi perdre de vue complètement ce qu’il a déclaré être le fil directeur de son œuvre. Il prend d’ailleurs largement sa revanche dans ses interminables chapitres de critique d’ensemble, de considérations générales, d’observations sur les mœurs, la religion, la politique, de l’époque et du pays qu’il étudie, chapitres qu’il considère, il n’est pas besoin de le dire, comme les plus importans de tous, ce dont il profite pour y placer de violentes diatribes contre ce qu’il a dû tout à l’heure couvrir d’éloges ; et cela n’est pas pour ajouter à la clarté de l’ensemble.

Ce qui caractérise pour M. Brandes le groupe littéraire qu’il appelle le groupe des émigrés, — Chateaubriand, Mme de Staël, Sénancour, Charles Nodier, Benjamin Constant, Barante, — c’est le mélange, qu’il croit trouver en eux, des aspirations réformatrices héritées du XVIIIe siècle, avec un fond d’idées réactionnaires appelées, justement à annihiler ces aspirations. Charles Nodier est là pour un petit roman idéaliste, bien oublié aujourd’hui, le Peintre de Salzbourg, paru dès 1803 ; Barante, quoique sa période de grande activité et d’influence soit postérieure, y est étudié à cause de son livre sur le XVIIIe siècle, paru en 1809. Mais il n’est question ni de Bonald, ni de Joseph de Maistre, sans doute parce qu’il fallait réserver quelque chose pour le troisième volume, qui débute par une analyse des théories de Bonald. Chateaubriand, qui a ouvert le livre, y occupe une très large place, mais c’est Mme de Staël qui sera pour M. Brandes la figure dominante de ce groupe, précisément parce que c’est en elle qu’il croit reconnaître le plus complet ce mélange d’idées dont il a parlé.

M. Brandes, en historien soucieux de la vérité, ne manquera pas de faire remarquer l’influence considérable qu’eut Guillaume Schlegel, et par lui toute l’école romantique allemande, sur Mme de Staël : mais il se souciera peu de concilier cela avec l’ordre qu’il a adopté. Pourquoi donc cette interversion ? se demandera-t-on encore une fois. La réponse est bien simple. Il y eut, en Allemagne, à partir de 1815 environ, tout un parti qu’on déclara un peu à la légère issu de l’école romantique, et qui fut longtemps le plus ferme soutien de l’esprit nettement réactionnaire. M. Brandes, qui voulait prouver la marche grandissante de l’esprit réactionnaire, ne pouvait pas commencer par le montrer tout épanoui, pour n’avoir plus ensuite en sa présence que des écrivains dont justement la caractéristique, selon lui, est de présenter encore un certain nombre de dispositions et de sentimens réformateurs. Mais alors c’était le parti politique, qu’on a appelé le parti romantique, qu’il fallait étudier après la littérature des émigrés, et non pas, comme l’a fait M. Brandes, l’école romantique, puisque celle-ci avait précédé, et que, d’ailleurs, il faut une dose énorme de bonne