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Nous ne sortons de ces affreuses cités que pour traverser des rues et des places que ne soupçonnent pas la plupart des admirateurs du golfe, places et rues entièrement accaparées par le menu peuple et transformées en bazar public. Le poisson, les fruits, les ustensiles de ménage sont entassés sur le pavé. Aucune voiture ne s’aventurerait par là. Des fourneaux fument en plein air, cuisant les mets primitifs dont se compose l’ordinaire d’un Napolitain : des pâtes à l’huile, de la pizza, des châtaignes, de petits mulets frits. Les marchands de bottines et de ferraille ne sont pas rares non plus. Une foule de cliens circulent entre les étalages, mais, à les considérer, on s’aperçoit bientôt qu’ils ne doivent guère être plus d’une vingtaine par boutique et qu’en somme, les titulaires, si nombreux, des menus métiers vivent exclusivement sur leurs voisins les plus proches. La moitié des locataires d’une cour compose une clientèle. Il y a des réputations établies et des habitudes prises. Personne ne frit les gousses de poivre comme cette vieille énorme ; personne ne dit la bonne aventure comme cette tireuse de cartes, qui vend aussi des numéros d’un lotto clandestin, et n’expose aux regards que des gilets de tricot et des châles de nuances claires.

Cette observation a une importance de premier ordre, pour qui veut juger la question du risanamento. J’en fais une autre en suivant mes compagnons. Une fois, deux fois, cinq fois, dix fois, notre chef de file est interpellé, arrêté, supplié par des gens qui lui demandent justice. C’est une belle fille au chignon pointu, à l’air tragique, qui le prend hardiment par le bras : « Seigneur conseiller, voici : je vendais mes figues d’Inde, et les questurini sont arrivés, qui ont pris ma charrette ! Ils prétendent que je n’ai pas le droit de vendre dans la rue ! Quelles canailles, dis ? Viens me défendre ! » Et M. le conseiller provincial, gentiment, s’en va causer avec l’homme de police des affaires de la belle vendeuse. C’est un homme qui l’attire, dans l’angle d’une porte, et lui raconte son procès. M. d’Auria promet de voir le juge. C’est encore une femme accourant, suivie de trois ou quatre petits et d’une vieille mère qui marche avec peine. Ils pleurent tous : « Seigneur conseiller, n’est-ce pas affreux ? On nous a chassés de notre maison ! Ils ne veulent plus nous y laisser, parce que la rue nouvelle va passer par-dessus. Mais, d’abord, la rue n’est pas encore sur nous ; puis, où irons-nous coucher, ce soir ? Ils ont barricadé les portes ! Nous sommes dehors ! Oh ! la loi maudite, qui est faite contre les pauvres ! » Et, comme elle parle haut, avec des gestes, les passans, par douzaines, se sont arrêtés. Ils remplissent le vicolo où nous nous trouvons, et prennent bruyamment parti