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sible ; on n’entrait dans son cabinet que sur invitation. Cependant, lorsqu’il rencontrait par hasard ses enfans, il ne manquait jamais de s’informer de leur santé et de tâter leurs joues pour s’assurer qu’elles étaient pleines.

Ces relations semblables à des rites existaient en Russie dans un grand nombre de familles nobles, où elles eurent de grandes suites pendant la crise qui suivit les réformes de 1860. Elles furent cause que beaucoup de parens et d’enfans se trouvèrent étrangers les uns aux autres, comme chez les Kroukovsky, au moment critique où la jeunesse russe, enivrée par le souffle libéral qui passait sur l’empire des tsars, entrait en effervescence et allait d’un bond aux extrémités. Plus d’un personnage très brodé et très correct dut à sa dédaigneuse ignorance de ce qui se passait dans la chambre des enfans de s’éveiller un beau matin père d’une étudiante émancipée ou d’un nihiliste militant.

Mme Kovalevsky était bourgeoise de sentimens. Elle n’a jamais pu comprendre la conception aristocratique de la famille, et elle avait toujours le cœur gros en pensant à son enfance sevrée de caresses. Quand elle se reportait à ses premières années, elle revoyait une jolie maman, toujours parée, toujours en train de partir pour une fête, et dont les rares et fugitives apparitions l’éblouissaient. Elle se rappelait ses tentatives timides et gauches pour embrasser cette créature radieuse, d’un éclat surnaturel avec ses épaules nues et le feu de ses pierreries, et elle n’avait pas oublié que cela ne réussissait jamais. Sa mère lui reprochait de la chiffonner, et l’enfant courait cacher sa honte dans un coin, où elle se comparait à sa sœur Anna, qui savait grimper sur les genoux sans abîmer les belles robes, et que leurs parens gâtaient parce qu’elle avait une jolie figure. « Ma pauvre petite », grommelait niania, et très avant dans la soirée, tandis qu’on la croyait endormie, la triste « pas-aimée » écoutait pour la centième fois, avec une curiosité toujours nouvelle, le récit de sa naissance importune et de l’injustice de sa destinée.

Le grand mal que cela lui fit fut de la tromper elle-même sur sa propre nature. Quand vint l’âge où elle aurait pu prendre sa revanche et faire son existence, elle s’était si bien désaccoutumée de toute vie sentimentale, qu’elle n’y pensait plus. Elle crut de bonne foi pouvoir s’en passer, et ne s’éveilla de son erreur que lorsqu’il n’était plus temps : elle avait déjà choisi la gloire, et le reste ne lui fut pas donné par surcroît.

Ses Souvenirs d’enfance, dont le seul défaut est de rappeler un livre célèbre de Tolstoï, contiennent des pages charmantes sur les années d’exil dans une grande pièce basse, toujours close, qui