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et dont les familles avaient travaillé depuis tant de générations à faire exclusivement des femmes du monde et des ménagères. »

Le but était noble, quoiqu’un peu vague ; mais convenait-il bien aux femmes ? Ce n’était pas l’avis de la vieille génération. Les parens traitaient ces grands projets de billevesées, ou de prétextes à courir les aventures. Ils sautaient en l’air quand leurs filles leur demandaient la permission de s’en aller toutes seules à Heidelberg ou à Berlin être des étudiantes en chambres garnies. Quelques-uns finissaient par céder, de guerre lasse. La majorité persistait à refuser. Alors les jeunes filles russes inventèrent le mariage fictif.

On cherchait un jeune homme dans les idées nouvelles, ce qui n’était point difficile à trouver. Après s’être entendue avec lui, la jeune fille le faisait agréer à sa famille et l’épousait. Il lui rendait le service de l’emmener de la maison paternelle. C’était tout. Le seuil franchi, chacun était libre de tirer de son côté. Il arrivait que le nouveau couple partait de compagnie pour l’Allemagne et que le mari installait sa femme dans une université avant de retourner à ses affaires ; mais c’étaient uniquement des soins et des attentions de bon camarade. Ainsi le voulaient des conventions que ces jeunes gens mettaient leur point d’honneur à respecter scrupuleusement.

L’invention fut trouvée admirable parmi cette jeunesse exaltée, et non pas seulement à cause de ses côtés pratiques. Le mariage fictif « conclu dans un dessein abstrait » leur paraissait beau en soi, d’un idéalisme raffiné et héroïque qui flattait leurs instincts. Il devint très populaire parmi les filles et les garçons des bonnes familles de Pétersbourg. « Les unions de cette espèce leur semblaient plus idéales que ces unions vulgaires et basses qui se forment entre jeunes gens pour la seule satisfaction de leurs passions sensuelles, autrement dit de leur égoïsme, et qu’on nomme mariages d’inclination. » Il n’est pas aisé de faire comprendre à des jeunes filles bien élevées, fussent-elles un brin nihilistes, toute la portée du mot de Pascal : Qui veut faire l’ange fait la bête. On compta par centaines, d’après Mme Kovalevsky, celles qui eurent recours à cet expédient pour échapper à leur famille et s’en aller seules par le monde, à la conquête de la science ou à la poursuite d’un rêve humanitaire.

Voilà dans quel milieu le général Kroukovsky avait jeté ses filles en arrivant de la campagne. De l’humeur qu’on leur connaît, elles étaient acquises d’avance au parti de la révolte. Ni l’une ni l’autre n’eut d’hésitation, et elles éprouvèrent des jouissances indicibles à découvrir un monde si nouveau, où les âmes étaient