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embrasées et les esprits impétueux, où l’on remuait les idées avec une audace juvénile, où l’on était riche de forces et de désirs, ivre de confiance et d’enthousiasme, où l’on vivait enfin. Quelle différence avec Palibino !

Vingt ans après, quand les déceptions furent venues, Mme  Kovalevsky aimait à se réfugier par la pensée dans les souvenirs de cet hiver radieux où elle avait eu son aurore intellectuelle. Elle peignait avec éloquence les joies sans mélange de l’initiation, avant les heurts douloureux de l’expérience. — « Oh, disait-elle, c’était un temps si heureux ! Nous étions entraînés avec une telle force par les idées nouvelles qui se découvraient à nous, nous étions si profondément convaincus que l’état social d’alors ne pouvait pas durer longtemps, que nous voyions déjà poindre le temps nouveau, le temps de la liberté et des lumières universelles. Nous en rêvions, nous étions sûrs qu’il n’était pas loin, et la pensée que nous vivions déjà dans une communauté de pensée avec lui nous était plus douce qu’on ne peut le dire.

« Quand il arrivait à trois ou quatre d’entre nous de se rencontrer par hasard dans un salon, au milieu d’une société de gens plus âgés devant lesquels nous n’aurions pas osé dire tout haut nos pensées, il suffisait d’une allusion, d’un regard, d’un geste, pour nous comprendre et savoir que nous étions avec les nôtres, non avec des étrangers. Nous éprouvions alors un plaisir immense et mystérieux, inintelligible pour les autres, à sentir près de nous ce jeune homme, ou cette jeune fille, que nous n’avions jamais vus auparavant, avec qui nous n’avions échangé que quelques mots insignifians, mais que nous savions animés des mêmes idées et des mêmes espérances que nous, prêts comme nous à se sacrifier, et au même but. »

Le général Kroukovsky se doutait bien que sa fille aînée faisait de mauvaises connaissances. Il avait déjà été obligé de lui passer Dostoïevsky, à un précédent voyage avec sa mère, et aucun des amis de la famille n’a jamais oublié l’effet produit par l’auteur de Crime et Châtiment à une soirée donnée par Mme  Kroukovsky. Quand on l’avait vu entrer dans le salon, empoté dans un habit noir qui le mettait au supplice, la barbe pas peignée et l’air courroucé, il n’y eut invité possédant quelque expérience de l’âme slave qui ne prédît un scandale. En effet, Dostoïevsky se conduisit d’une façon déplorable. Il était furieux d’avoir mis un habit, furieux de s’être fourvoyé parmi des gens du monde, chez lesquels il flairait un secret dédain pour sa face de moujik et ses manières frustes, et il avait décidé en lui-même que ces Excellences et leurs pimbêches de femmes le lui paieraient. Quand Mme  Krou-