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kovsky voulut le présenter, il poussa un grognement et tourna le dos. Il eut ensuite une tenue horrible avec la fille de la maison. On le croyait heureusement occupé à bouder, lorsqu’il éclata et fit d’une voix de tonnerre, avec des regards foudroyans, la sortie la plus extraordinaire contre les mariages d’argent. Cela commençait ainsi : « L’Évangile a-t-il été écrit pour les dames du monde ? » Les invités l’écoutaient avec stupeur. Mme  Kroukovsky, au supplice, se promettait de lui faire sentir qu’on n’est pas à ce point homme des bois. Mais la belle Anna n’y attacha pas d’importance et continua à traiter Dostoïevsky en ami. Il n’y avait plus rien à espérer d’une jeune fille qu’une pareille épreuve n’avait pas dégoûtée de la démocratie. Son père en avait fait le sacrifice. Mais pour la cadette, le général n’était pas inquiet, Dieu soit loué ! Elle n’était encore qu’une enfant. Il fut péniblement surpris lorsque cette petite effarouchée, qu’un regard faisait rentrer sous terre, lui communiqua timidement l’intention d’aller faire ses études à une université étrangère. M. Kroukovsky ne vit là qu’un prétexte pour « sortir des bornes permises », se mit en fureur, et la question fut enterrée ; il s’en flattait du moins.

On ne saurait le blâmer, et sa fille n’avait pourtant pas tort. Sophie Kroukovsky avait des droits particuliers à secouer certaines conventions. Il n’y a pas de règle mondaine qui tienne quand le génie réclame de l’air et de l’espace, et la petite Sonia avait déjà donné des gages à la science. Sa vocation s’était éveillée à Palibino, dans une chambre dont les murs avaient été tapissés, faute de mieux, avec les pages d’un vieux traité de calcul différentiel. Mme  Kovalevsky avait alors sept ans. À son âge, Pascal aurait compris, et refait ou complété la science. Elle ne comprit point, mais fut fascinée : — « Je me rappelle, dit-elle, que je passais tous les jours des heures entières devant cette muraille mystérieuse, m’efforçant de comprendre au moins quelques bouts de phrases et de retrouver l’ordre des feuillets. À force de longues contemplations, beaucoup de formules se gravèrent dans ma mémoire, et le texte même laissa des traces profondes dans mon cerveau, tout inintelligible qu’il fût pour moi sur l’instant. » Longtemps après, un ami de son père, ayant découvert je ne sais comment qu’elle avait le don des mathématiques, obtint qu’on lui donnât un maître. Elle en fut très vite au calcul différentiel, et tous les souvenirs du mur de Palibino se levèrent alors dans sa mémoire. Chaque mot du professeur était une illumination. Elle savait les formules par cœur, prévenait les explications : c’était une de ces vocations devant lesquelles il n’y a plus qu’à baisser pavillon. Le général Kroukovsky se hâta au contraire