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rompit le jeu et gâta tout. Vladimir déménagea pour faire de la place aux survenantes, et eut l’imprudence de n’en pas témoigner assez de regret. Le mariage fictif avait été une abominable duperie en ce qui le concernait. Il n’était pas fâché de pouvoir enfin travailler en paix, et, comme c’était un garçon candide, qui vivait sur la foi des traités, il crut être dans son droit en ne s’affligeant pas outre mesure de ce que l’heure était venue de reprendre mutuellement leur liberté, selon qu’il avait toujours été convenu entre eux. Il apprit bien vite à connaître l’étendue de sa naïveté. Sophie lui fit un grief de se passer d’elle si facilement : « — Pourvu qu’il ait son livre et un verre de thé, répétait-elle amèrement, il est parfaitement content ! » Un peu plus, elle lui aurait dit comme dans la comédie : « — Tu me lâches. » Elle se déclara jalouse de la géologie et la traita en rivale. Elle venait s’installer chez Vladimir pendant des journées entières, et il fallait s’occuper d’elle du matin au soir, la promener, faire ses commissions, la conduire au théâtre, être toujours à ses ordres, toujours prêt à quitter son travail sur un signe et pour un caprice. Vladimir perdit ses dernières illusions ; le métier de mari pour rire n’était pas une sinécure, ainsi qu’il se l’était figuré dans sa simplicité.

Il cédait pour avoir la paix, exactement comme dans un ménage sérieux, et il avait alors affaire à Anna et Inna, qui lui reprochaient de manquer au traité en tolérant les familiarités de Sophie. — « Du moment, disaient-elles, que c’est un mariage fictif, il ne convient pas que Kovalevsky donne un caractère trop intime à ses relations avec Sonia. » Elles lui faisaient sentir qu’il était de trop et le renvoyaient à ses cahiers. Sophie courait le relancer, et c’était à en perdre la tête entre toutes ces femmes.

S’il avait été plus grand psychologue, la conduite de Sophie lui aurait semblé toute naturelle, et les choses se seraient peut-être arrangées. Il n’était pas psychologue. Il se destinait à être paléontologue, et ne se chargeait d’expliquer que les êtres enterrés depuis plusieurs milliers d’années. Les vivans n’étaient pas son fait, et il leur préférait ses livres. — « Jamais il ne sentait le besoin de distractions, » rapporte l’étudiante russe déjà citée, et elle ajoute que « cette particularité de son caractère blessait Sonia, » la sensible Sonia aux délicieuses inconséquences de femme aimante, qui aurait voulu être tout pour lui et qui se montrait impérieuse et exigeante comme si elle en avait eu le droit ; qui s’attachait à lui parce qu’elle « éprouvait un besoin insurmontable de tendresse et d’intimité, » et qui ne pouvait s’empêcher de lui rendre la vie impossible parce qu’ils étaient dans le faux et dans le mensonge.

Elle fit si bien que M. Kovalevsky, à bout de forces et de pa-