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Cependant ses enfans n’avaient pas travaillé en vain à refaire son éducation. Il prit les choses « avec beaucoup de douceur, » monta en chemin de fer, et parut devant la coupable sans la moindre trace des allures de justicier qui lui étaient naturelles au temps où il croyait à son autorité de père de famille et à l’infaillibilité de la vieille morale. Sa conduite envers Anna fut « très délicate ». Le jeune J… attendait en prison le peloton d’exécution. Sur la prière du vieux général, Thiers consentit à le laisser évader, et c’est ainsi qu’en 1874, vers l’automne, la famille Kroukovsky put se trouver réunie de nouveau à Palibino et dresser le bilan des dix dernières années, depuis l’heure où l’esprit nouveau avait soufflé sur la vénérable maison seigneuriale, héritage des ancêtres, et balayé le passé, tout le passé, le bon avec le mauvais et avec l’indifférent.

Ils y consacrèrent les longues soirées d’hiver autour du samovar, et se trouvèrent devant des résultats tellement absurdes, que c’était à en rire ou à en pleurer. Anna, devenue bourgeoisement Mme J…, avouait qu’elle en avait assez des sensations rares et des émotions violentes. Elle en avait eu plus qu’elle n’en demandait, plus que ses forces n’en pouvaient supporter, et elle était maintenant une femme très lasse, guérie du goût des « orages tumultueux ». C’était en quelque sorte s’avouer vaincue. Pour comble d’humiliation, elle était dévorée par « cette passion basse, maladive, qu’on nomme communément amour, » et à laquelle ses vingt ans avaient jeté jadis un défi superbe. Anna raffolait de son mari et en était atrocement jalouse. Lui, cependant, enfoncé dans un grand fauteuil, et l’air non moins las, écoutait les conversations avec une expression sarcastique. Ils sont tous les deux morts jeunes.

Sophie revenait d’Allemagne, d’où elle rapportait un diplôme de docteur en philosophie. L’Université de Gœttingue le lui avait décerné pour une thèse Sur la théorie des équations aux différences partielles. Mme Kovalevsky avait présenté en même temps à la Faculté deux mémoires, l’un Sur la réduction d’une certaine classe d’intégrales abéliennes du 3e degré à des intégrales elliptiques ; l’autre intitulé : Additions, avec remarques, aux recherches de Laplace sur la constitution de l’anneau de Saturne. Weierstrass, qui avait été son maître à Berlin, faisait un cas extrême de ces différens travaux, auxquels il attribuait une grande valeur scientifique. Son élève ne rentra pourtant point en triomphatrice au foyer des aïeux, mais en oiseau battu de la tempête. Elle n’en pouvait plus, de corps et d’esprit. Elle était rassasiée de science, et déçue. Tandis que le bruit de sa gloire allait éveiller l’ambition dans les cœurs féminins, l’objet de tant d’envie passait ses journées