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Sa femme apprit à Paris qu’il avait liquidé brutalement par la mort une série d’expériences par trop romantiques pour des êtres en chair et en os. Elle en fut gravement malade d’émotion et de remords. Rendue à la vie, elle somma la science de la dédommager des sacrifices qu’elle lui avait faits.

Alors se déroula une carrière sans précédens dans les fastes de son sexe. En 1883, Mme Kovalevsky publiait un travail sur la réfraction de la lumière dans les milieux cristallins[1]. La même année, elle était appelée en Suède sur l’initiative de M. Mittag-Leffler, professeur de mathématiques à l’Université de Stockholm, pour y être son « docent » et enseigner auprès de lui. Arrivée en décembre, elle débuta par un cours sur la théorie des équations aux dérivées partielles, dont le succès lui valut une chaire d’analyse supérieure à l’Université. Elle avait le don de s’emparer de son auditoire par la contagion de la passion. Elle enseignait les mathématiques comme d’autres prêchent, avec foi et enthousiasme, persuadée qu’une bonne « doctrine » scientifique aide à résoudre les problèmes essentiels de la vie. Il n’est pas commun de se faire un apostolat de l’explication des fonctions abéliennes ou elliptiques. Sophie Kovalevsky, professeur, a laissé de vifs souvenirs à ceux qui l’ont entendue. « Constamment et avec une joie manifeste, dit M. Mittag-Leffler, elle communiquait l’extraordinaire richesse de son savoir et les profonds aperçus de son esprit divinateur à ceux de ses élèves qui montraient seulement la force et le vouloir de puiser à cette source… Plus que les autres sciences, les mathématiques exigent de ceux qui sont appelés à augmenter par de nouvelles conquêtes le domaine du savoir, une imagination puissante. La clarté de la pensée n’a jamais, à elle seule, fait de découvertes. La meilleure œuvre du mathématicien est de l’art, un art élevé, parfait, hardi comme les rêves les plus secrets de l’imagination, clair et limpide comme la pensée abstraite[2]. » Cela revient à dire qu’il y a un poète dans un Lagrange et un Laplace, idée qui se vérifie avec éclat dans le cas de Mme Kovalevsky. Quand nous n’aurions pas les fragmens littéraires publiés de son vivant ou trouvés après sa mort dans ses papiers, elle n’a jamais cessé de rendre hommage par sa conduite à la puissance tyrannique des grandes imaginations.

En 1886, l’Académie des sciences de Paris proposa pour sujet du prix Bordin, à décerner en 1888, la question que voici : « Perfectionner en un point important la théorie du mouvement d’un corps solide. » Deux ans plus tard, M. Darboux s’exprimait

  1. Stockholm, Acta mathematica.
  2. Acta mathematica. Notice biographique sur Sophie Kovalevsky. L’original est en français.