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traitée en égale. Elle a été comblée dans son ambition et dans son amour-propre, comme mathématicienne et comme femme.

Qu’on ne s’aille point représenter une pédante à lunettes, mais la fantaisie en personne, dissimulant son indiscipline sous un petit air de modestie et de bonhomie auquel il ne fallait pas se fier, dit sa biographe, car l’orgueil n’y perdait rien, ni la malice non plus. Très gaie ou très triste, selon les instans, adorant le changement, les agitations, les scènes dramatiques, les jouissances ou les peines raffinées, elle avait en horreur les « vertus bourgeoises ». Étaient compris sous ce titre le soin de son ménage et celui de son enfant (qu’elle aimait tendrement), la faculté de trouver son chemin dans la rue, l’art de se procurer les objets qu’on voit dans les boutiques, et, en général, tous les sentimens, goûts et habitudes qui font la vie ordonnée et paisible. Les gens à vertus bourgeoises lui faisaient l’effet de « manquer de diable, » et « sans diable, écrivait-elle, il n’y a pas de véritable harmonie dans ce monde. » D’après les traditions de famille, le sien était un legs de certaine arrière-grand’mère tsigane, et il s’était transmis jusqu’à elle sans dégénérer. L’appartement de Mme  Kovalevsky ressemblait toujours à un campement de bohémiens. Elle était obligée d’avoir recours à tout le monde, depuis que Vladimir n’était plus là, pour se mettre en règle avec les modes et les institutions des peuples sédentaires. L’un lui achetait un chapeau, l’autre veillait à ses intérêts, pendant que son « diable » tsigane la menait patiner, danser, monter à cheval, résoudre des problèmes transcendans, le tout avec une égale impétuosité, une même absence de mesure. Invitée dans un salon grave, elle reprenait sur-le-champ son air universitaire, elle était simple, naturelle, non moins séduisante, mais d’une autre manière.

Son portrait donne d’elle l’idée la plus aimable. Il est impossible de voir des yeux plus intelligens, une physionomie plus agréable. Hommes et femmes subissaient également son attrait. Elle a inspiré des amitiés et des dévouemens passionnés. Elle a été, en apparence, la créature privilégiée entre toutes, heureuse entre toutes, que la nature, la vie et le monde ont gâtée à l’envi, ne lui laissant rien à désirer, rien à regretter.

En apparence. On plonge au fond : on trouve le désespoir. Les passages qu’on va lire contiennent la pensée secrète de Mme  Kovalevsky pendant cette dernière période et, pour ainsi dire, l’apothéose de sa carrière.

Les travaux scientifiques, disait-elle, « ne donnent pas la joie et ne font pas avancer l’humanité. C’est folie d’y perdre sa jeunesse ; c’est un vrai malheur que d’avoir le don des sciences, en particulier pour une femme, qui est alors poussée de force dans