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souvent la fortune mobilière à une boule de neige qui va sans cesse grossissant : soit, si elle ne se repose point, si elle est laborieusement entretenue par l’épargne ou accrue par le travail. Sinon, c’est une boule de neige qui, au lieu de grossir, fond petit à petit au soleil, dès qu’elle reste inactive.

Pour grande que semble une fortune financière ou industrielle, fût-ce celle des Vanderbilt ou des Rothschild, une famille ne peut vivre indéfiniment dessus, sans déchoir rapidement. Avec la richesse mobilière, les lois économiques justifient bien vite la loi morale du travail. Si opulens qu’aient été vos aïeux, il ne suffit pas, pour que vous demeuriez riche, que vos pères vous aient laissé leurs richesses[1]. S’ils négligent de renouveler leur fortune par l’économie ou par l’intelligence, c’est-à-dire par l’effort personnel, les petits-fils des rois de l’or sont condamnés à voir leur situation s’amoindrir à chaque génération. En ce sens, la loi a beau garantir aux fils l’héritage paternel, la richesse ne se transmet pas longtemps. La nouvelle aristocratie d’argent, ce que vous appelez la nouvelle féodalité, est vouée à une décadence rapide, à moins qu’elle n’ait l’énergie de relever sans cesse le niveau toujours baissant de sa fortune. Le capitaliste, à l’inverse de ce qu’on attribuait jadis au propriétaire foncier, ne possède point de monopole qui lui assure à jamais les jouissances de la richesse. Le capital, l’odieux capital, loin d’engraisser naturellement sans rien faire, ou de garder son embonpoint dans le repos, le capital maigrit avec l’âge, perdant de son poids petit à petit, s’amincissant d’année en année, partout où il vit sur lui-même, sans se refaire par le travail ou par l’esprit d’entreprise. Dans la société capitaliste, l’oisiveté des pères est vite expiée par les enfans, car nulle famille ne peut vivre longtemps dans l’opulence, sur un même capital, si grand soit-il.

A quoi bon nous attarder à ces considérations générales ? Pour tout esprit libre, aucun doute : la fortune mobilière, la grande parvenue des temps modernes, n’est ni moins légitime dans son principe, ni plus nuisible dans ses effets que la noble douairière évincée par elle, l’aristocratique reine des sociétés d’autrefois, la richesse territoriale. Loin de là, on pourrait dire que la richesse mobilière favorise davantage le progrès dans toutes les classes, parce qu’elle est- plus accessible à tous, aux citadins comme aux ruraux. C’est, par excellence, la forme de la richesse dans la démocratie ; elle en sort et elle y mène. Elle a

  1. Le vicomte d’Avenel a mis cette vérité en relief pour le passé : la Fortune mobilière dans l’histoire, le Pouvoir de l’argent (Revue des Deux Mondes, 15 avril 1892).