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aux choses, plus qu’aux hommes, aux nécessités de l’industrie et du commerce, aux conditions mêmes de la production ; et non au capitalisme, à notre état social, à notre régime économique, à nos lois bourgeoises ; car nos codes bourgeois poussent plutôt au morcellement des forces et des fortunes. Ce qui a le plus travaillé à cette concentration industrielle et financière, nous le savons bien : c’est la vapeur qui a substitué la grande industrie à la petite ; c’est la houille et les moteurs mécaniques qui ont dressé vers le ciel des cheminées, hautes comme les clochers, et rassemblé des multitudes, de tout âge et de tout sexe, en de mornes usines, aussi vastes que des cathédrales. A prendre le jargon des « sociologues », la faute en est au « machinisme » plutôt qu’au « capitalisme ». Et pour détrôner la grande manufacture et décentraliser l’industrie, pour restaurer l’ancien régime des petits patrons et des petits ateliers, il ne faudrait rien moins qu’une autre révolution dans la mécanique, comme la découverte de moteurs nouveaux, électriques ou autres, capables de « démocratiser » la force motrice, de la mettre à la portée des humbles et des isolés, de la distribuer à peu de frais jusqu’aux ateliers de famille, à l’établi de l’ouvrier, à la machine à coudre de l’ouvrière. Encore, la production en grand, l’association des forces et des capitaux présentera toujours de tels avantages qu’aucune invention peut-être ne prévaudra contre la grande manufacture. Les donjons des seigneurs et les tours crénelées du château féodal ont pu être rasés par les bandes noires ; les vulgaires usines de briques, aux murs enfumés, survivront à toutes nos révolutions.

Le grand commerce et la banque ont marché de pair avec l’industrie, stimulés par des causes analogues. Les travaux publics, les chemins de fer, la navigation à vapeur, les mines et la métallurgie, les transformations mécaniques de l’industrie exigeaient la création de grandes compagnies. Et comme il fallait réunir d’immenses capitaux pour construire et pour exploiter les nouveaux engins de production, il fallait de grandes banques pour fonder ou pour soutenir les grandes compagnies et les grandes sociétés industrielles. L’État lui-même, par ses dépenses toujours croissantes, l’Etat moderne, presque également prodigue pour la paix et pour la guerre, l’Etat démocratique, avec son insatiable besoin d’argent, avec ses déficits chroniques et ses incessans appels au crédit, l’Etat, tout le premier, a contribué plus que personne à l’essor de la haute banque. Et de fait, ce que vous appelez la féodalité financière est né et a grandi avec les emprunts d’Etat, au lendemain des guerres napoléoniennes.

Plus tard, enfin, est venu le grand magasin, l’énorme et