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Parmi ces témoins devant qui la France étalait, sans réserve, le secret de ses faiblesses, il en était deux dont l’attitude fut particulièrement remarquée. C’était, d’une part, l’ambassadeur d’Autriche, Stahremberg, qui affectait de demeurer parfaitement calme au milieu de ces provocations dont le bruit devait bourdonner à ses oreilles. Il se bornait à avertir de temps en temps, mais sans élever la voix, que ses maîtres sauraient répondre à une agression, si elle avait lieu ; mais il proclamait d’ailleurs que jusque-là, ils n’avaient rien à voir dans un conflit qui ne les touchait pas et n’auraient garde de s’en mêler. Il laissait même échapper de loin en loin un blâme discret sur la conduite irrégulière du cabinet anglais. Son collègue de Prusse, au contraire, ardent, agité, parlant haut, faisait chorus avec les esprits les plus échauffés. Il poussait à la déclaration de guerre sans délai, prêchant sur les toits (c’est encore l’expression de Bernis) l’invasion de la Flandre, et paraissait même s’étonner que les troupes ne fussent pas déjà en marche et la frontière franchie. Il y mettait tant de passion, semblait même en faire si complètement son affaire, que ses auditeurs (même les moins disposés à se fier à Frédéric) s’y laissaient prendre, et finissaient par croire qu’il avait en main une offre d’alliance faite par son maître et la promesse d’une puissante diversion promptement portée au cœur même des possessions autrichiennes. Et ces assertions, plus ou moins hasardées, trouvaient d’autant plus facilement créance, qu’on sut que le roi de Prusse étant venu à ce même moment à Wesel, aux portes mêmes de la France, avait mandé cet agent pour s’entretenir avec lui[1].

  1. Mémoire adressé au roi par le maréchal de Noailles, 20 juillet 1755. — Rousset, t. II, p. 396 et suiv. — Aubeterre, ambassadeur à Vienne, à Rouille, 26 février, 4 avril 1751 (Correspondance de Vienne : ministère des Affaires étrangères). — Bernis, Mémoires, t. II, p. 210. — Je rencontre ici le problème le plus singulier et le plus difficile à résoudre que j’aie eu à traiter dans aucune de mes recherches historiques. Je l’expose dans toute sa simplicité sans pouvoir en présenter une explication qui me satisfasse.
    Le cardinal de Bernis, dans le passage que je viens de citer, affirme sans la moindre hésitation et en grand détail que le ministre de Prusse, Knyphausen, non seulement conseilla instamment à la France l’attaque immédiate des Pays-Bas (comme c’était en effet le sentiment connu de Frédéric), mais reprocha au ministère français de ne vouloir prendre aucune mesure en commun avec son maître qui était, dit-il, prêt à entrer en Bohême à la tête de 140 000 hommes. Bernis ajoute qu’il rapporta fidèlement cette confidence au roi.
    Cette offre d’alliance faite par Frédéric au début de la guerre de Sept ans, et repoussée, ou du moins indéfiniment ajournée par la France, était déjà rapportée dans le récit de Duclos, ce qui n’a rien d’étonnant puisque cet écrivain n’a fait que transcrire des renseignemens fournis par Bernis. Duclos va même jusqu’à raconter en détail comment les voix se partagèrent, dans le conseil de Louis XV au sujet du projet d’alliance proposé par le roi de Prusse. Noailles et d’Argenson sont représentés comme les seuls qui aient pris parti pour ce projet. Par suite, tous les historiens qui ont écrit après Duclos ont également donné le fait comme constant, et en ont tiré un sujet d’accusation contre le ministère de Louis XV, lui reprochant d’avoir négligé de se prévaloir d’une alliance aussi importante à ménager, et contraint par là Frédéric à se rapprocher de l’Angleterre. Il faut également que le bruit de cette proposition et du peu de compte qui en avait été tenu, ait été répandu même avant le récit de Duclos, car Voltaire, dans le Siècle de Louis XV, se sert de cette expression : la France ayant refusé de s’unir à lui.
    Or il se trouve que nous sommes en possession de toute la correspondance de Frédéric avec son ministre Knyphausen : nous en avons même une collection plus complète que celle qu’on peut trouver dans le recueil officiellement publié à Berlin. On y cherche vainement la moindre trace d’une autorisation quelconque donnée à Knyphausen d’offrir à ce moment la promesse d’une alliance active et encore moins d’une diversion portée en Bohême dans le cas où la France se déciderait à attaquer les Pays-Bas. Knyphausen était un agent subalterne que Frédéric traite souvent sans égard, et qui ne se serait certainement pas permis d’engager son maître, sans une injonction expresse, dans une aventure de ce genre.
    De plus, la conversation de Frédéric lui-même avec l’envoyé de France, La Touche, que je viens de citer, éloigne absolument toute pensée de cette nature. Enfin (et ceci est capital), quand la France se décida (un peu tard) à demander au roi de Prusse, par l’intermédiaire du duc de Nivernais, le renouvellement de son traité d’alliance et trouva que la place était prise par l’Angleterre, au reproche d’abandon qui lui était fait, Frédéric aurait eu une réponse toute naturelle à opposer s’il avait pu dire : « Je vous ai offert la préférence, et sur votre refus j’ai dû m’adresser ailleurs. » Or, on ne trouve absolument rien de semblable dans les entretiens de Frédéric avec le duc de Nivernais que j’aurai plus loin à rapporter.
    Je tiens donc pour certain que l’assertion et le récit de Bernis sont absolument dénués de fondement. Mais comment s’y est-il trompé, et pourquoi a-t-il voulu tromper l’histoire ? Le fait était assez important et aurait joué dans la suite des événemens un rôle trop considérable pour qu’on puisse supposer que l’erreur soit due à un défaut de mémoire. Je laisse le lecteur juge de la solution qu’il croira devoir donner à la difficulté.