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perspicacité de l’homme d’État. En tous cas, désiré ou non, l’effet fut celui qu’il était aisé de prévoir.

Le mémoire remis au ministre anglais ne reçut aucune réponse, Keith se bornant seulement à demander sur un ton de sécheresse presque ironique de combien de troupes l’impératrice croyait donc pouvoir disposer pour la défense du Hanovre, et si, en cas qu’elle dût tenir sa promesse, elle les ferait marcher à ses frais et sans réclamer aucun subside. Puis, après quelques semaines de ce silence significatif, le ministre autrichien à Londres fut chargé de faire savoir à sa cour, sans autre explication, que le roi d’Angleterre ne pouvait se relâcher d’aucune de ses exigences, et on lui laissa en même temps entendre qu’il n’y avait probablement pas lieu de se préoccuper d’une agression possible du roi de Prusse, tout faisant croire que ce prince s’engagerait à garder une neutralité qui garantirait le repos de l’Allemagne[1].

Était-ce vrai ? et d’où pouvait venir à l’Angleterre cette assurance ? A quel titre avait-elle reçu les confidences et pouvait-elle se porter caution des intentions de Frédéric ? Qu’était donc devenue la querelle naguère si bruyante de l’oncle et du neveu ? Et la mission solennelle du duc de Nivernais, quel pouvait en être le but, si ce n’était de préparer une action militaire commune entre la Prusse et la France ? Toutes ces questions furent posées à l’instant, dans l’entourage de Marie-Thérèse, avec autant de trouble que de surprise. Le seul qui ne dut éprouver aucun étonnement ce fut Kaunitz, qui avait toujours considéré le rapprochement de la Prusse et de l’Angleterre appelé par la sympathie des deux peuples, malgré l’antipathie des deux souverains, comme une chance possible, peut-être même vraisemblable, et qui, dans une note remise tout récemment à Marie-Thérèse, en avait prévu et discuté les conséquences[2].

Quoiqu’il en soit, en attendant l’explication qui ne pouvait tarder à être donnée du mystère, l’épreuve était faite. Entre la France, engagée dans une guerre maritime dont le roi de Prusse avait résolu de se tenir à l’écart, et l’Autriche ne songeant qu’à reconquérir la Silésie, que l’Angleterre ne voulait pas l’aider à reprendre, toutes les anciennes combinaisons de la politique européenne étaient détruites. Il ne restait plus qu’à savoir si de nouvelles alliances pouvaient prendre naissance et sur quelles bases elles devaient être établies.


Duc DE BROGLIE.

  1. D’Arneth, p. 387.
  2. D’Arneth, p. 384.