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sur l’État que je gouverne ?… Je suis allié de la France ; à la vérité notre traité est simplement et purement défensif : mais sous quel prétexte et avec quelles couleurs pourrais-je couvrir une démarche aussi singulière que serait de ma part celle de prescrire des bornes aux mesures qu’elle peut prendre ? Ne m’accuserait-on pas avec justice d’ingratitude envers des alliés dont je n’ai pas à me plaindre et d’étourderie de m’être engagé d’un côté à seconder les desseins du roi d’Angleterre ? On exige beaucoup de moi, sans s’expliquer d’un autre côté. » — C’est à cette condition seulement, faisait-il entendre en finissant, à savoir d’une explication réciproque et donnée d’avance, que l’envoi d’un ministre anglais pourrait utilement avoir lieu.

Et comme si ces déclarations n’étaient pas déjà d’un ton assez net, il les commente, suivant son usage, dans une lettre particulière, qui ne garde plus rien d’officiel. — « Je suis bien fâché, mon cher frère, de l’incommodité que vous cause la négociation dont le roi d’Angleterre vous a chargé ; mais comme elle est une fois en train, il faut voir à quoi elle mènera et si messieurs les Anglais n’ont pas envie de se moquer de vous et de moi. N’est-ce pas bien singulier que ces gens demandent que j’épouse leurs intérêts, lorsque actuellement j’ai de gros démêlés avec eux qui ne sont pas vidés ? On dirait que toute la terre, aux dépens des intérêts propres de chacun, est obligée d’embrasser la défense de ce fichu pays… On exige de moi des déclarations dans un temps qu’on ne s’explique pas soi-même : ils veulent que je plante là la France et que je me repaisse de la gloire d’avoir préservé leur pays de Hanovre, qui ne me regarde ni en noir ni en blanc… Ces gens ou veulent me duper ou sont fols et imbus d’un amour-propre ridicule… » Ce qui n’empêche pas de conclure qu’il ne faut pas leur ôter toute espérance, mais bien les avertir que le duc de Nivernais est en route et qu’il peut arriver d’un jour à l’autre. C’est le post-scriptum qui, suivant l’usage, contient le vrai sens des deux lettres[1].

Six semaines s’écoulèrent encore, malgré le ton presque menaçant de cette sommation, sans qu’aucune nouvelle fût échangée entre Londres et Berlin. L’impatience de Frédéric est alors portée au comble : peu s’en faut qu’il ne soupçonne que l’Angleterre est en train de se rapprocher sous main de la France par l’intermédiaire de Mme de Pompadour, qui tient par des liens d’intérêt (c’est la conviction dont il ne veut pas démordre) au trésor, sinon au cabinet anglais, et que Louis XV va être informé du secret de leurs communications. A tout prix, il faut en finir, savoir à quoi

  1. Frédéric au duc de Brunswick, 13 octobre 1755. — Pol. Corr., t. XI, p. 334 à 337.