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d’ailleurs. Le moment me paraîtrait favorable, ajoutait l’ambassadeur, si le roi jugeait à propos de faire quelque chose avec cette cour-ci ; époque bien singulière que je ne croyais pas si prochaine. »

Pour un homme pris au dépourvu, ce n’était pas trop mal sortir d’embarras, et il ne se tira pas moins bien de la première rencontre qu’il eut ensuite avec le ministre prussien lui-même : « Samedi soir, étant chez M. de Kaunitz et y ayant beaucoup de monde, M. de Klingraeffen, auquel je n’avais pas encore parlé depuis la nouvelle du traité de son maître, m’a tiré dans une embrasure de fenêtre et a cherché à me justifier ce traité ; mais je n’ai pas cru qu’il convenait à la dignité du roi que, dans une circonstance semblable, M. de Kaunitz et tout ce qui était là ayant les yeux ouverts sur moi, on me vît dans un entretien suivi avec le ministre de Prusse. J’ai donc coupé court à tous ses propos, et j’ai répondu d’un air très indifférent que j’ignorais de quelle façon ma cour penserait sur ce traité ; qu’il me paraissait bien difficile d’être à la fois l’allié de la France et celui de l’Angleterre ; qu’au reste nous ne manquerions jamais d’alliés. J’ai remarqué que ces dernières paroles l’avaient consterné[1]. » Klingraeffen fut, en effet, tellement consterné par ce langage de d’Aubeterre qu’il se fit peu de jours après, auprès du ministre anglais Keith, l’écho des bruits les plus alarmans. L’alliance des deux cours française et autrichienne était faite, et on allait immédiatement passer à l’exécution. La France ferait entrer deux armées en Allemagne, dont l’une mettrait la main sur le duché de Clèves (possession du roi de Prusse), tandis que l’armée autrichienne entrerait en Silésie[2].

Recevant ainsi des avertissemens et comme des sons de cloches d’alarme, à la fois, de Vienne et de Paris, Frédéric ne pouvait manquer d’en être très sérieusement préoccupé. On a beaucoup dit, en son nom, et lui-même, dans l’Histoire de mon temps, laisse entendre (s’il n’affirme pas expressément) que c’est parce qu’il avait été informé de ce qui se tramait contre lui entre Louis XV et Marie-Thérèse qu’il avait voulu prendre les devans ; que son traité avec l’Angleterre n’était qu’une mesure préventive de défense légitime. Rien n’est moins fondé, puisque ce sont, au contraire, les pourparlers engagés avec la cour de Hanovre par l’intermédiaire du duc de Brunswick qui ont motivé les premières démarches de Marie-Thérèse auprès de Louis XV, et qu’il est encore fort à croire que, sans la convention signée à Londres, celle qui était débattue à Versailles n’aurait pas abouti. Mais de

  1. D’Aubeterre à Rouillé, 4 février 1756 (Correspondance de Vienne : ministère des Affaires étrangères. Cf. Pol. Corr., t. XII, p. 179).
  2. Keith à lord Holderness, 4, 11 février 1756 (Record office).